Texte 4 : Ronsard, Continuation du discours des misères de ce temps, 1562, v. 1 – 28.
Ronsard adresse ce poème à la reine Catherine de Médicis, la régente du royaume, alors que les guerres de religion viennent de commencer. Il prend le parti des catholiques contre les protestants qu’il accuse de détruire la France.
1 Madame, je serais ou du plomb ou du bois,
2 Si moi que la nature a fait naître François,
3 Aux races à venir je ne contais la peine
4 Et l’extrême malheur dont notre France est pleine.
5 Je veux de siècle en siècle au monde publier
6 D’une plume de fer sur un papier d’acier,
7 Que ses propres enfants l’ont prise et dévêtue,
8 Et jusques à la mort vilainement battue.
9 Elle semble au marchand, accueilli de malheur,
10 Lequel au coin d’un bois rencontre le voleur,
11 Qui contre l’estomac lui tend la main armée,
12 Tant il a l’âme au corps d’avarice affamée.
13 Il n’est pas seulement content de lui piller
14 La bourse et le cheval ; il le fait dépouiller,
15 Le bat et le tourmente, et d’une dague essaie
16 De lui chasser du corps l’âme par une plaie ;
17 Puis en le voyant mort se sourit de ses coups,
18 Et le laisse manger aux mâtins et aux loups.
19 Si c’est que de Dieu la juste intelligence
20 Court après le meurtrier et en prend la vengeance ;
21 Et dessus une roue, après mille travaux,
22 Sert aux hommes d’exemple et de proie aux corbeaux.
23 Mais ces nouveaux Chrétiens qui la France ont pillée,
24 Volée, assassinée, à force dépouillée,
25 Et de cent mille coups tout l’estomac battu,
26 Comme si brigandage était une vertu,
27 Vivent sans châtiment, et à les ouïr dire,
28 C’est Dieu qui les conduit, et ne s’en font que rire.
Introduction
En 1562, au début des guerres de Religion qui opposent catholiques et protestants, Ronsard compose en alexandrin (vers de 12 syllabes) la Continuation du Discours des misères de ce temps. Poète officiel de la cour, il se fait ici porte-parole du camp catholique et défenseur de l’unité du royaume. Le passage proposé, adressé à Catherine de Médicis, met en scène une France meurtrie par ses propres enfants, assimilés à des brigands. Par un mélange d’allégorie, de narration exemplaire et de violence polémique, Ronsard dénonce la crise politique et morale qui ravage la France.
Lecture du texte
La lecture de ce texte invite à se demander comment Ronsard transforme la poésie en discours politique, afin de dénoncer la tyrannie née des guerres civiles et de défendre la liberté du royaume. (C’est la problématique, mais je pense que maintenant vous avez compris cela !)
Ce texte s’articule en trois mouvements :
1/ Dans un premier temps (v.1-8), Ronsard légitime sa prise de parole en se posant en poète patriote obligé de dénoncer les malheurs du temps.
2/ Il développe ensuite un long exemple (v.9-20) qui compare la France à un marchand agressé par un brigand, mettant en scène l’horreur des violences civiles.
3/ Enfin (v.21-28), il applique explicitement cette parabole aux protestants, accusés de détruire la France tout en échappant à la justice.
(1ere partie du texte - Vers 1 à 8 : Ronsard se présente comme un poète obligé de parler et de s’engager avec sa plume au nom de son pays).
Le poème s’ouvre par une adresse à Catherine de Médicis : « Madame ». L’apostrophe rappelle que le texte s’inscrit dans un contexte politique immédiat : le poète interpelle la régente comme un conseiller ou un moraliste.
Ronsard affirme ensuite qu’il serait « du plomb ou du bois » s’il se taisait. L’hyperbole dépréciative souligne l’indignité morale qu’il y aurait à rester muet face à la destruction du pays. Se taire reviendrait à devenir inerte, sans conscience. À l’inverse, parler, c’est exercer pleinement sa nature d’homme, de sujet français et d’écrivain : « moi que la nature a fait naître François ». Le poète invoque ici la naissance, comme si l’identité française imposait à l’écrivain une responsabilité morale.
Ronsard invoque aussi la postérité : « aux races à venir ». Il inscrit donc sa parole poétique dans la durée : écrire, c’est sauver la mémoire du royaume. En outre, l’’enjambement qui relie les vers 3 et 4 joue un rôle essentiel dans la construction du pathos et de l’élan oratoire du passage. La syntaxe de la phrase, avec la conjonction de coordination « et » en tête du vers 4 oblige le lecteur à poursuivre sa lecture d’une traite : 3 Aux races à venir je ne contais la peine
4 Et l’extrême malheur dont notre France est pleine.
L’allongement du rythme produit par l’enjambement suggère le mouvement vers la postérité, comme un souffle prolongé au-delà du présent. Ronsard inscrit ainsi sa parole dans le temps long : la poésie n’est pas un cri passager, mais une mémoire destinée à durer. Le poète se pose en témoin pour l’histoire de France.
Se faisant, le poète affirme vouloir « publier » la vérité « de siècle en siècle », grâce à une « plume de fer » sur un « papier d’acier ». Cette métaphore donne à l’écriture une dimension combative : le poète s’arme de mots, opposant la résistance de l’acier à la fragilité du royaume. Par ailleurs, le vers « D’une plume de fer sur un papier d’acier » est un alexandrin régulier de douze syllabes, structuré par une césure nette à l’hémistiche (= la moitié du vers) : « D’une plume de fer // sur un papier d’acier » qui oppose de manière parfaitement symétrique deux groupes nominaux construits sur le même modèle : plume de fer / papier d’acier. Cette organisation binaire confère au vers une architecture solide, presque martiale (= relative à la guerre), en cohérence avec la métaphore guerrière qui assimile l’écriture à un acte de combat. Le parallélisme syntaxique renforce l’idée d’une écriture forgée comme une arme, tandis que l’allitérations en [p] (plume, papier) donne au vers une matérialité sonore qui prolonge l’image de dureté. La métrique, régulière et parfaitement équilibrée (6/6), donne l’impression d’un vers façonné avec maîtrise, comme si la forme elle-même devenait une lame ou un outil de fer. Ainsi, la prosodie du vers ne se contente pas d’accompagner la métaphore : elle la réalise concrètement, faisant de l’alexandrin un véritable objet d’acier au service de la parole engagée du poète.
La France est déjà figurée comme une mère violentée : « prise », « dévêtue », « battue ». Cette allégorie donne une dimension sensible et pathétique au discours : la patrie devient un corps souffrant, victime de ses propres enfants. Ronsard construit ainsi son ethos (image de lui-même qu’il donne dans son texte) de poète engagé : défendre la France est un devoir, et la parole poétique devient un acte civique. Mais surtout, l’image de la mère assassinée par les siens est très forte car elle assimile les Français aux bourreaux de leur propre patrie. Ronsard montre ainsi que ceux qu’il appelle « les nouveaux chrétiens » exerce une tyrannie qui n’est pas extérieure ou étrangère : elle naît au cœur même du royaume, comme une trahison interne. Ce procédé permet d’accentuer la gravité du crime : frapper la France revient symboliquement à commettre un matricide (tuer la mère). Ainsi, la tyrannie, dans ce texte, apparaît comme un dérèglement absolu de l’ordre moral et politique.
(2ème partie du texte - Vers 9 à 20 : La comparaison filée du marchand agressé — une scène exemplaire de tyrannie)
À partir du vers 9, Ronsard introduit une comparaison développée : « Elle semble au marchand… ». La France est assimilée à un homme honnête qui se retrouve agressé dans un bois. Ce passage prend la forme d’un récit autonome, comme une fable morale destinée à frapper l’imagination. En assimilant la France à un marchand attaqué dans un bois par un voleur, Ronsard fait de la tyrannie un acte de brigandage. La scène est décrite avec minutie : le voleur surgit soudainement, « contre l’estomac », « lui tend la main armée » (v. 10-11). L’allégorie permet de matérialiser la brutalité de la tyrannie : elle frappe sans raison, sans justice, poussée par une « avarice affamée ». Le tyran n’est plus un chef politique : il est un prédateur, mû par le seul appétit de violence et de profit. L’image insiste également sur le déséquilibre de la force : un homme désarmé, simple marchand, face à un agresseur sans scrupules. La tyrannie se définit donc comme une domination injuste, arbitraire, fondée sur la violence gratuite.
Afin de rendre son propos plus saisissant, Ronsard utilise la métrique pour rendre sensible la scène allégorique et pour en accentuer la tension dramatique. Les vers 9 et 10 :
Elle semble au marchand, accueilli de malheur,
Lequel au coin d’un bois rencontre le voleur
Ces deux vers présentent une structure équilibrée en 6/6, mais le vers 10 se signale par l’enchaînement rapide des syllabes entre « coin d’un bois rencontre », effet d’accélération qui figure la soudaineté de la rencontre. Le rythme se contracte : le chevauchement syntaxique entre hémistiches (les deux premières moitié du vers 10) renforce la sensation de mouvement précipité, montrant le marchand tombant littéralement sur le voleur.
Le vers 11 « Qui contre l’estomac lui tend la main armée » est plus heurté : les deux groupes rythmiques marqués par les allitérations en [k] et [t] « contre l’estomac », « tend la main armée » créent un choc sonore qui mime l’agression ; la césure à l’hémistiche (6/6) fonctionne ici comme un coup porté, séparant la menace du geste.
Le lexique de la violence est omniprésent : « voleur », « main armée », « piller », « dépouiller », « bat », « tourmente », « dague », « plaie », « mort ». La gradation fait sentir la montée de la cruauté : le brigand ne se contente pas de voler, mais va jusqu’à tuer sa victime et à « se sourir de ses coups ». Cette brutalité symbolise l’anéantissement progressif du royaume. Le vers 17 ajoute une dimension insoutenable : « se sourit de ses coups ». Le tyran jouit de la souffrance qu’il inflige. Par ce détail, Ronsard donne à la tyrannie un visage inhumain, voire monstrueux. Le crime n’est pas accidentel ; il est volontaire, prémédité, accompli avec plaisir. La tyrannie se nourrit de meurtres comme les loups se nourrissent de cadavres (v. 18). L’image animale montre que la tyrannie fait descendre l’homme en dessous de l’humain.
Par cette mise en scène très concrète, Ronsard transforme le conflit politico-religieux en scène de brigandage. Le brigand, figure du chaos, incarne les « nouveaux Chrétiens », c’est-à-dire les protestants accusés d’agresser la France. Le marchand, lui, représente la patrie innocente.
Ronsard mobilise ensuite l’idée d’une justice punitive : « de Dieu la juste intelligence / Court après le meurtrier ». La justice divine est personnifiée ; elle punit le crime par un supplice exemplaire (« la roue », les « corbeaux »). Cette image médiévale rappelle que l’ordre politique repose sur le châtiment du coupable. Le message est clair : un royaume où le mal n’est pas puni devient un royaume sans liberté. La roue est un symbole majeur du châtiment judiciaire : elle rappelle que la société possède normalement des mécanismes pour punir le crime et rétablir la justice. Cette évocation du droit souligne que la tyrannie est, par essence, une rupture de l’ordre légal et moral. Elle existe parce que la justice ne joue plus son rôle. Le tyran échappe au châtiment auquel tout brigand serait soumis.
Cette comparaison filée n’est donc pas un simple détour narratif : elle constitue le cœur de l’argumentation. Elle dévoile, par le biais de l’exemple, la nature tyrannique des violences contemporaines.
III. Vers 21 à 28 : Conclusion polémique — les protestants assimilés à des tyrans impunis
À partir du vers 21, le récit exemplaire est directement appliqué à la réalité politique. Le vers s’ouvre sur un « Mais » qui signale une rupture argumentative. Les protestants, désignés ironiquement comme « ces nouveaux Chrétiens », sont accusés d’avoir « pillé », « volé », « assassiné » la France. L’anaphore des participes passés constitue une accumulation de crimes, renforcée par l’hyperbole : « de cent mille coups ».
Ronsard insiste sur l’inversion axiologique propre à la tyrannie : « comme si brigandage était une vertu ». L’ironie dénonce un scandale moral : ceux qui commettent le crime prétendent agir au nom de Dieu. Cette antiphrase morale vise à révéler l’hypocrisie religieuse et à condamner l’usage politique du discours théologique.
La fin du passage souligne l’impunité dont jouiraient les protestants : « vivent sans châtiment ». Cette absence de sanction est, pour Ronsard, la preuve que l’ordre du royaume est en ruine. Là où le crime n’est pas puni, la liberté disparaît. La phrase finale « C’est Dieu qui les conduit » imite la justification des protestants pour mieux la tourner en dérision. L’ironie de la conclusion (« et ne s’en font que rire ») achève la satire. Les tyrans se moquent à la fois de leurs victimes et de la justice humaine. Ils incarnent une forme de pouvoir sans contrôle, sans punition, sans morale. Pour Ronsard, qui écrit dans un contexte de guerres civiles, cette figure du tyran est d’autant plus insupportable qu’elle nie les principes fondamentaux de l’ordre chrétien et humaniste : la compassion, la justice, la paix, l’unité du royaume.
Ainsi, la conclusion fait de ce poème un véritable acte politique : le poète dénonce une tyrannie intérieure, accuse les protestants de détruire la nation et appelle implicitement la régente à rétablir l’ordre et la justice.
Conclusion
Dans ce passage, Ronsard combine allégorie, récit exemplaire et polémique violente pour transformer la poésie en discours politique. Le poète se présente comme un citoyen responsable qui doit témoigner des malheurs du temps ; il met en scène la France comme une victime de brigands ; il accuse enfin les protestants d’être des tyrans impunis qui détruisent la liberté du royaume.
La poésie devient alors instrument de défense du corps politique : dire le désordre, dénoncer l’inversion des valeurs, rappeler la nécessité du châtiment. Dans ce contexte, écrire n’est pas un geste esthétique : c’est un acte de résistance.