Texte 3 : Rabelais, Gargantua, 1535, ch. XXIX.
Rabelais, une figure majeure de la Renaissance française, donne avec Gargantua la suite des aventures d’une famille de géants entreprise avec Pantagruel. Dans le chapitre XXIX, Gargantua écrit à son fils afin de lui faire part des dangers qui pèsent sur son royaume.
Le caractère fervent de tes études aurait requis que je n’eusse pas à interrompre de longtemps ce loisir studieusement philosophique, si la confiance que nous avions en nos amis et alliés de longue date n’avait à présent abusé la quiétude de ma vieillesse. Mais puisqu’un destin fatal veut que je sois inquiété par ceux sur qui je me reposais le plus, force m’est de te rappeler pour protéger les gens et les biens qui sont confiés à tes mains par droit naturel.
Car, de même que les armes défensives sont inefficaces au-dehors si la volonté n’est en la maison, de même vaines sont les études et inutile la volonté qui ne passent pas à exécution, grâce à la vertu, en temps opportun et ne sont pas conduites jusqu’à leur accomplissement.
Mon intention n’est pas de provoquer mais d’apaiser, ni d’attaquer mais de défendre, ni de conquérir mais de garder mes loyaux sujets et mes terres héréditaires sur lesquelles, sans cause ni raison, est entré en ennemi Picrochole qui poursuit chaque jour son entreprise démente et ses excès intolérables de personnes privées d’esprit de liberté.
Je me suis mis en devoir de modérer sa rage tyrannique, de lui offrir tout ce que je pensais susceptible de le contenter ; j’ai plusieurs fois envoyé des ambassades amiables auprès de lui pour comprendre en quoi, par qui et comment il se sentait outragé. Mais je n’ai eu d’autre réponse de lui qu’inspirée par une volonté de défiance, et une prétention au droit de regard sur mes terres. Cela m’a convaincu que Dieu l’Éternel l’a abandonné à la gouverne de son libre arbitre et de sa raison privée. Sa conduite ne peut qu’être mauvaise si elle n’est continuellement éclairée par la grâce de Dieu qui me l’a envoyé ici sous de mauvais auspices pour le maintenir dans le sentiment du devoir et l’amener à la réflexion.
Aussi, mon fils bien-aimé, quand tu auras lu cette lettre, et le plus tôt possible, reviens en hâte pour secourir non pas tant moi-même (toutefois c’est ce que par piété tu dois faire naturellement) que les tiens que tu peux, pour le droit, sauver et protéger. Le résultat sera atteint avec la moindre effusion de sang possible et, si c’est réalisable, grâce à des moyens plus efficaces, des pièges et des ruses de guerre, nous sauverons toutes les âmes et renverrons tout ce monde joyeux en ses demeures.
Très cher fils, que la paix du Christ, notre rédempteur, soit avec toi.
Salue pour moi Ponocrates, Gymnaste et Eudémon.
Ce vingt septembre, Ton père, Grandgousier.
Introduction :
Dans le Gargantua de Rabelais, Grandgousier est attaqué par Picrochole. S’il a tout fait tout pour éviter la guerre, en tentant de raisonner son agresseur, il constate finalement l’échec de ses tentatives, et rappelle son fils, alors étudiant, pour qu’il vienne à son secours. Il faut dire qu’un motif futile est à l’origine de cette guerre, une histoire de fouaces, terme qui désigne des petits pains. Des valets de Grandgousier (père de Gargantua) avaient acheté des fouaces chez des boulangers de Pichrochole. Les fouaciers veulent faire payer plus cher et deviennent agressifs. Les valets de Grandgousier ripostent et cela dégénère en bagarre. Pichrocole interprète l’incident comme une attaque politique et se laisse emporter par son orgueil. L’expression « guerre pichrocholine » est employée depuis pour désigner de manière ironique un conflit dont les motifs sont considérés sont futiles.
Rabelais transforme cet épisode grotesque en une réflexion politique sérieuse sur l’exercice légitime du pouvoir, la distinction entre guerre offensive et défensive, et l’idéal humaniste : gouverner par raison et douceur plutôt que par violence et tyrannie.
Lecture du texte
La lecture de ce texte invite à poser la question suivante : Dans quelle mesure Rabelais, à travers la lettre de Grandgousier à son fils Gargantua, propose-t-il une conception humaniste du pouvoir fondée sur la raison, la modération et la justice, en opposant explicitement le souverain légitime au tyran dominé par ses passions ?
Le mouvement du texte s’articule en 4 temps :
(= plan du texte)
1. Rappel du fils car le royaume est en danger
2. Les études ne suffisent pas sans action
3. Picrochole attaque malgré les tentatives pacifiques
4. Appel urgent au retour pour défendre et rétablir la paix
Dans cette lettre adressée à Gargantua, Grandgousier incarne d’emblée une figure de souverain juste, profondément attaché à la paix et à l’éducation humaniste. Rabelais ouvre le passage sur une justification qui montre que la guerre n’est pour lui ni un choix ni un projet politique, mais un accident regrettable : il n’aurait jamais voulu interrompre les études de son fils si les circonstances ne l’y avaient contraint. La modalisation hypothétique (« aurait requis que ») dessine un prince raisonnable, mesuré, qui valorise avant tout le développement intellectuel de son fils. Le champ lexical de l’étude, abondant dans cette ouverture, fait du savoir la priorité première d’un souverain imprégné d’humanisme. L’idéal de la culture est soudain interrompu : cette rupture montre que la guerre arrive comme un contretemps douloureux, une dégradation de l’ordre naturel et moral du monde. L’antithèse entre « confiance » et « abus » éclaire cette chute : Grandgousier, roi pacifique, croyait en la fidélité de ses alliés, et c’est la trahison d’autrui qui met en péril la quiétude de sa vieillesse. Le conflit ne surgit donc pas de sa volonté, mais de l’injustice qu’il subit.
Ce pouvoir juste n’est jamais synonyme de domination. Grandgousier rappelle son fils pour protéger, non pour conquérir. L’expression « force m’est » traduit la contrainte extérieure : il n’a pas choisi d’entrer en guerre, mais doit défendre ses gens et leurs biens. Le lexique du devoir politique et moral (« protéger », « gens », « biens ») redéfinit la fonction du souverain comme responsabilité envers les siens. La précision décisive « par droit naturel » ancre cette responsabilité dans une éthique universelle. Pour Rabelais, le pouvoir véritable repose sur le respect de lois supérieures à l’homme, fondées sur la justice, la raison et la dignité humaine. Une telle référence distingue immédiatement le bon prince du tyran : la défense est légitime, la conquête ne l’est pas.
Grandgousier développe ensuite une réflexion humaniste sur la nécessité de joindre l’action à la connaissance. Par une comparaison rigoureusement construite (« de même que… de même »), il met en parallèle l’inefficacité des armes sans volonté et la vanité des études sans application. Cette analogie, reposant sur un parallélisme syntaxique précis, associe le domaine militaire au domaine intellectuel : la théorie ne vaut rien sans la pratique, et l’étude doit conduire à la vertu et au combat juste. Rabelais affirme ainsi une éthique de l’efficacité humaniste, où le savoir n’est pas une contemplation abstraite, mais une force au service du bien commun.
Le refus catégorique de toute agressivité structure ensuite le propos. Par une triple antithèse (« provoquer / apaiser », « attaquer / défendre », « conquérir / garder »), Grandgousier construit une véritable profession de foi pacifique. La répétition systématique du schéma « ni… mais » donne à son raisonnement une clarté logique indéniable. Le champ lexical de la paix atteste sa modération : le rôle du prince n’est pas de vaincre, mais de protéger. Dans cet univers humaniste, l’autorité n’est jamais violence : elle est préservation et mesure.
Cette modération contraste fortement avec l’attitude de Picrochole, véritable incarnation de la tyrannie. L’accumulation privative « sans cause ni raison » souligne l’absence totale de fondement légitime à son invasion. Les hyperboles péjoratives (« entreprise démente », « excès intolérables ») transforment le tyran en caricature grotesque. Le lexique de la folie accentue son irrationalité : Picrochole n’agit pas selon des principes politiques, mais sous l’emprise de passions destructrices. Rabelais fait de lui un contre-modèle absolu de souveraineté.
Face à cette folie tyrannique, Grandgousier apparaît comme un modèle de sagesse, cherchant par tous les moyens à éviter la confrontation. La gradation de ses tentatives d’apaisement (« modérer », « offrir », « envoyé des ambassades ») manifeste un effort constant pour restaurer la paix. Son attitude relève d’une diplomatie humaniste : avant de recourir à la force, il faut négocier, comprendre, tenter de calmer la colère de l’autre. L’hyperbole « rage tyrannique » souligne l’opposition entre sa patience et la brutalité aveugle de Picrochole. Ce contraste renforce l’aura morale de Grandgousier.
La réflexion s’approfondit lorsque Grandgousier interprète la conduite de Picrochole comme celle d’un tyran abandonné à sa « raison privée ». Cette expression est cruciale dans la pensée humaniste : elle oppose la raison universelle, ouverte et partagée, au caprice individuel, fermé sur soi. Le tyran n’obéit qu’à lui-même, hors de toute loi morale supérieure. Sa faute n’est pas seulement politique : elle est spirituelle. En recourant à l’argument théologique, Grandgousier affirme que le pouvoir sans raison et sans grâce se condamne lui-même à l’erreur.
La conclusion de la lettre réaffirme la dimension profondément éthique du combat qui s’annonce. Grandgousier rappelle que l’objectif est de secourir les siens, non de servir ses intérêts personnels. L’expression « avec la moindre effusion de sang possible » témoigne de sa volonté de limiter la violence. Le pouvoir légitime n’a pas pour but de détruire, mais de préserver la vie humaine. La mention finale de la paix du Christ inscrit cette éthique dans la spiritualité humaniste : la guerre elle-même doit se dérouler sous le signe de la tempérance et de la compassion.
Conclusion :
À travers la figure de Grandgousier, Rabelais propose une vision idéale du souverain humaniste : un prince sage, mesuré, attaché à la paix, guidé par le droit naturel, soucieux du bien commun, opposé en tout point au tyran dominé par la passion. La lettre constitue ainsi un véritable manifeste politique où l’éducation, la raison et la vertu définissent la seule forme légitime du pouvoir.
Cette représentation du pouvoir fait directement écho à la pensée de La Boétie, vingt ans plus tard, dans le Discours de la servitude volontaire.
En effet, Rabelais montre que e tyran est gouverné par ses passions et qu’il est esclave de ses passions (amour du pouvoir, désir de domination).
Chez Rabelais, la tyrannie est une folie individuelle, chez La Boétie elle devient une aliénation collective.
L’un montre le tyran, l’autre montre pourquoi il est obéi.