Texte 2 : Étienne De La Boétie (1530-1563), Discours de la servitude volontaire écrit en 1549, mais publié seulement en 1576 dans Le Réveille-matin des Français, pamphlet protestant.
Mais maintenant j’en viens à un point qui est, selon moi, le ressort et le secret de la domination, le soutien et le fondement de la tyrannie. Celui qui pense que les hallebardes, les gardes et les tours de guet protègent les tyrans se trompe fort à mon avis. Ils s’en servent plutôt, je crois, pour la forme et comme épouvantail, plus qu’ils n’y croient. Les archers barrent bien l’entrée des palais aux moins habiles, à ceux qui n’ont aucun moyen de nuire, mais non aux bien armés qui peuvent tenter quelque entreprise. Certes, il est aisé de compter que, parmi les empereurs romains, il y en a bien moins qui échappèrent au danger par le secours de leurs archers, qu’il y en eût de tués par leurs propres gardes.
Ce ne sont pas les bandes de cavaliers, les compagnies de fantassins, en un mot, ce ne sont pas les armes qui défendent le tyran. On ne le croira pas du premier coup mais pourtant c’est vrai : ce sont toujours quatre ou cinq hommes qui maintiennent le tyran, quatre ou cinq qui lui tiennent tout le pays en servage. Il en a toujours été ainsi : cinq à six ont eu l’oreille du tyran, se sont approchés volontairement de lui ou ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés et de ses vols, les compagnons de ses plaisirs, les complaisants de ses voluptés. Ces six dressent si bien leur chef, qu’il devient, envers la société, méchant, non seulement de ses propres méchancetés mais en plus des leurs. Ces six ont six cents hommes qui profitent sous eux, et ils font de ces six cents ce qu’eux sont au tyran. Ces six cents en tiennent sous eux six mille qu’ils ont élevés en dignité, auxquels ils font donner soit le gouvernement des provinces soit les finances publiques, afin qu’ils favorisent leur avarice ou leur cruauté, les mettent en œuvre en temps voulu et fassent d’ailleurs tant de mal qu’ils ne puissent se maintenir que par leur propre tutelle, ni se soustraire aux lois et aux peines que par leur protection.
Grande est la série de ceux qui viennent après ceux-là. Celui qui voudra s’amuser à tirer ce fil verra que ce ne sont pas six mille hommes, mais des millions qui, par cette corde, sont liés au tyran : comme Jupiter qui, selon Homère, se vante d’amener à lui tous les dieux s’il tire sur sa propre chaîne.
Introduction :
Étienne de La Boétie (1530-1563) est un humaniste du XVIᵉ siècle, proche de Montaigne, avec qui il partage la même foi en la raison et la liberté. Son œuvre majeure, Discours de la servitude volontaire, écrite vers 1549 alors qu’il n’a qu’une vingtaine d’années, dénonce le mécanisme paradoxal de la tyrannie : un seul homme ne peut dominer un peuple entier que parce que ce peuple l’accepte.
Dans cet extrait, La Boétie analyse le « ressort et le secret de la domination ». Il réfute l’idée selon laquelle le pouvoir du tyran repose sur la force armée. Au contraire, il met en évidence le mécanisme de la servitude volontaire : une chaîne de complicités et d’intérêts relie progressivement le tyran à tout le peuple. C’est tout le système pyramidal de la tyrannie que La Boétie va expliquer.
Lecture du texte.
La lecture de ce texte invite à se poser la question suivante :
Comment La Boétie parvient-il à désacraliser le pouvoir du tyran et à dénoncer la complicité collective qui le soutient ?
L’extrait que nous étudions s’articule en trois mouvements successifs :
1. La réfutation de l’illusion de la force militaire (jusqu’à « leurs propres gardes ») ;
2. La révélation du véritable fondement du pouvoir : la chaîne hiérarchique des complices (jusqu’à « leur protection ») ou comment le système pyramidal de la tyrannie se met en place.
3. L’élargissement du phénomène à l’échelle du peuple tout entier : la métaphore finale de la chaîne universelle (jusqu’à la comparaison avec Jupiter).
Analyse
(Première partie du texte - la réfutation de la puissance armée : une illusion de force)
Le texte s’ouvre sur une annonce programmatique :
« Mais maintenant j’en viens à un point qui est, selon moi, le ressort et le secret de la domination. »
L’expression métaphorique de ressort et secret associe le vocabulaire du mécanisme et celui du mystère, installant La Boétie en analyste et démystificateur : il prétend révéler le fonctionnement caché d’une machine politique. Le syntagme binaire (= en deux partie) « le soutien et le fondement » reprend, en une double apposition, l’idée de base structurelle : l’analyse se veut rigoureuse et finement menée… avant d’être polémique (= qui manifeste une attitude critique).
Suit alors une formule assertive (= affirmative) et polémique :
« Celui qui pense que les hallebardes, les gardes et les tours de guet protègent les tyrans se trompe fort à mon avis. »
Le présent de vérité générale et la syntaxe équilibrée de cette phrase opposent l’opinion commune, qui pense que le tyran est bien protégé à la raison individuelle de l’écrivain qui entend démanteler cette idée commune. En outre, l’énumération ternaire – hallebardes, gardes, tours de guet – met sous les yeux du lecteur toute la garde rapprochée du tyran en même temps qu’elle symbolise la coercition (= la contrainte) .Mais la multiplication des termes (les hallebardes, les gardes et les tours de guet) annonce déjà leur vaine redondance : l’énumération est lourde comme pour figurer l’arsenal (les moyens matériels) inutile de la tyrannie.
L’ironie s’installe dès la phrase suivante :
« Ils s’en servent plutôt, je crois, pour la forme et comme épouvantail. »
La métaphore de l’épouvantail est centrale. Le tyran devient une marionnette de pouvoir : son autorité n’a de consistance que dans l’imaginaire de ceux qui le craignent. Ce mot concret, trivial (= ordinaire, banal) , issu du champ agricole, rabaisse la majesté politique : le tyran n’est qu’un simulacre (une apparence), un pantin destiné à effrayer les naïfs.
La phrase suivante poursuit la stratégie de renversement :
« Les archers barrent bien l’entrée des palais aux moins habiles, […] mais non aux bien armés. »
La contradiction interne, structurée par le « mais non », souligne l’inefficacité réelle des gardes : la force ne protège que des faibles. Le lexique de la violence (archers, bien armés, entreprise) est contrebalancé par la syntaxe (= la grammaire) claire et didactique : la logique triomphe d’une crainte mal placée.
Enfin, la référence historique aux empereurs romains fonctionne comme argument d’autorité :
« Il y en a bien moins qui échappèrent au danger […] qu’il y en eût de tués par leurs propres gardes. »
La Boétie transforme l’Histoire en preuve expérimentale : « par leurs propres gardes » vient en position finale comme un coup de théâtre rhétorique. La tournure paradoxale inverse la logique du pouvoir : les instruments de la sécurité deviennent les agents de la mort du tyran.
Le passage culmine (atteint son point le plus élevé) donc dans une démystification (= le fait de désillusionner les gens pour rétablir la vérité) radicale : la force, prétendument protectrice, est une fiction politique.
(Deuxième partie du texte : La véritable mécanique de la tyrannie : la chaîne des complices)
À la force succède la complicité. L’anaphore négative introduit cette rupture logique :
« Ce ne sont pas les bandes de cavaliers, […] ce ne sont pas les armes qui défendent le tyran. »
La répétition de la structure syntaxique « ce ne sont pas » , renforcée par « en un mot », qui rappelle que La Boétie a écrit un discours, donc un texte qui contient des marques de l’oralité,, dramatise la négation et donne au discours une allure de sentence (décision, jugement). L’auteur prépare son lecteur à un renversement : le pouvoir tyrannique ne repose pas sur une coercition brute dont un seul homme est responsable, mais sur une architecture beaucoup plus subtile.
Puis vient l’énoncé du paradoxe fondateur :
« On ne le croira pas du premier coup mais pourtant c’est vrai : ce sont toujours quatre ou cinq hommes qui maintiennent le tyran. »
La Boétie recourt ici à la prolepse « on ne le croira pas » pour anticiper l’étonnement du lecteur et donner à sa démonstration la valeur d’une révélation. La brièveté de la phrase, associée à la modestie du chiffre (« quatre ou cinq »), souligne la disproportion entre la petitesse du sommet et l’immensité de la base. C’est ici que s’affirme l’idée d’une tyrannie comme système pyramidal : un sommet extrêmement étroit exerce un pouvoir gigantesque grâce aux étages qui le soutiennent.
Ensuite, le parallélisme entre la brièveté de la phrase et la modestie du chiffre (quatre ou cinq hommes) accentue la disproportion entre le petit nombre et l’immensité du pouvoir : c’est là tout le ressort de la servitude volontaire.
Suit une gradation numérique :
« Cinq à six ont eu l’oreille du tyran […] Ces six ont six cents hommes […] Ces six cents en tiennent sous eux six mille. »
Cette structure en chaîne traduit visuellement la diffusion du mal politique. Le nombre croissant évoque une contamination : de proche en proche, la servitude s’étend comme une infection morale. Le procédé relève de la rhétorique de la multiplication : à la figure du corps politique hiérarchisé (héritée d’Aristote et de la tradition médiévale) répond ici un corps parasitaire, où chaque membre corrompt celui qu’il domine. donne à voir un système hiérarchisé, une pyramide politique où chaque niveau, légèrement plus large que le précédent, assure la stabilité du sommet.
Cette construction pyramidale renverse l’idée d’un pouvoir vertical imposé par la force. Au contraire, La Boétie montre que la tyrannie dépend d’une multitude de relais, chacun trouvant son intérêt à transmettre l’oppression. Le système ne tient que parce que chaque niveau bénéficie de l’existence du niveau supérieur et craint d’être dévoré par l’inférieur. La servitude n’est donc pas seulement verticale : elle est répercutée, amplifiée et intériorisée à chaque étage de la pyramide.
Dans la suite du texte, le portrait moral des courtisans multiplie les appellations dégradantes :
« Complices de ses cruautés et de ses vols, compagnons de ses plaisirs, complaisants de ses voluptés. »
L’allitération en [k] et la triple cadence binaire confèrent à la phrase un rythme obsédant. La Boétie use d’une accumulation (cruautés / vols / plaisirs / voluptés) qui illustre l’amollissement moral et la corruption sensuelle du pouvoir.
Dans la suite du texte, le verbe dresser introduit une inversion hiérarchique :
« Ces six dressent si bien leur chef »
Ce ne sont plus les sujets qui obéissent, mais les proches qui « dressent » le tyran, l’éduquent dans le vice. Le verbe « dresser », à la connotation animale, souligne la bestialisation réciproque du maître et de ses serviteurs. Chaque étage de la pyramide se caractérise par une forme spécifique de corruption, qui devient à la fois le ciment du groupe et la justification de son obéissance.
La phrase suivante déploie une progression syntaxique complexe qui donne à la phrase la tonalité d’un traité de politique perverse :
Je cite : « Afin qu’ils favorisent leur avarice ou leur cruauté, les mettent en œuvre en temps voulu […] »
Tout se passe comme si la tyrannie avait ses lois internes. Par la juxtaposition rapide des verbes (favorisent, mettent en œuvre, fassent, et les verbes à l’infinitif se maintenir et se soustraire, La Boétie construit une machine syntaxique implacable, qui montre l’engrenage de la domination. La juxtaposition rapide des verbes (favorisent, mettent en œuvre, fassent…) et les infinitifs finaux (se maintenir, se soustraire) construisent un véritable mécanisme. La tyrannie apparaît alors comme une machine interne, un système autosuffisant qui se perpétue par ses propres règles. La syntaxe devient la métaphore même de l’engrenage politique : un dispositif où chaque pièce active la suivante, où chaque étage de la pyramide justifie et alimente le suivant.
Ce second mouvement du texte aboutit à une théorie de la servitude intériorisée : le pouvoir n’a pas besoin d’être imposé de l’extérieur, il se reproduit par imitation, intérêt et peur.
(Troisième partie du texte - L’extension à l’échelle du peuple : la métaphore de la chaîne universelle)
Le dernier paragraphe de notre extrait élargit la perspective :
« Grande est la série de ceux qui viennent après ceux-là. »
L’adjectif initial en position de thème (Grande) confère au propos une ampleur quasi épique. La syntaxe accumulative et le champ lexical de la continuité (série, ceux qui viennent après, tirer ce fil) inscrivent la servitude dans une logique infinie et ininterrompue.
La Boétie introduit alors la métaphore de la corde et de la chaîne :
« Ce ne sont pas six mille hommes, mais des millions qui, par cette corde, sont liés au tyran. »
L’image, d’inspiration à la fois mécanique et organique, condense l’idée de dépendance et d’asservissement. La gradation entre les deux propositions (ce ne sont pas six mille… mais des millions) crée un effet de soudaineté, une révélation vertigineuse de la masse enchaînée.
Enfin, l’allusion mythologique à Jupiter clôt le texte :
« Comme Jupiter qui, selon Homère, se vante d’amener à lui tous les dieux s’il tire sur sa propre chaîne. »
La référence à Homère, figure tutélaire de la culture humaniste, donne à la réflexion une portée universelle. Mais La Boétie détourne la grandeur mythique en ironie : le dieu des dieux devient le modèle grotesque du tyran humain. L’orgueil divin est mis sur le même plan que la vanité politique ; la chaîne céleste devient le symbole de l’aliénation terrestre.
Cette référence mythologique, par sa dimension hyperbolique et par le transfert ironique de la métaphore religieuse au politique, parachève la désacralisation du pouvoir.
Conclusion
Ce passage du Discours de la servitude volontaire condense la puissance argumentative et stylistique de La Boétie. Par une rhétorique de la démystification, l’auteur déconstruit la représentation du pouvoir comme force transcendante pour le ramener à un mécanisme humain, fondé sur l’intérêt et la peur.
La structure logique du texte, appuyée sur les figures de l’antithèse, de la gradation, de la métaphore filée et de l’allusion érudite, construit une démonstration à la fois rationnelle et imagée, où l’argumentation politique rejoint la méditation morale.
Le Discours s’impose ainsi comme un manifeste précoce de la pensée moderne : il ne s’agit plus de dénoncer la tyrannie au nom du droit divin, mais de comprendre comment les hommes fabriquent eux-mêmes leur esclavage. La Boétie fonde ici une anthropologie du consentement, dont la lucidité demeure d’une étonnante actualité.