Texte 1 : Étienne De La Boétie (1530-1563), Discours de la servitude volontaire écrit en 1549, mais publié seulement en 1576 dans Le Réveille-matin des Français, pamphlet protestant.

N’est-ce pas honteux, de voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir mais ramper, non pas être gouvernés mais tyrannisés, n’ayant ni biens ni parents ni enfants, ni leur vie même qui soient à eux ? Souffrir les rapines, les brigandages, les cruautés, non d’une armée, non d’une horde de barbares, contre lesquels chacun devrait défendre sa vie au prix de tout son sang, mais d’un seul ; non d’un Hercule ou d’un Samson, mais d’un vrai Mirmidon souvent le plus lâche, le plus vil et le plus efféminé de la nation, qui n’a jamais flairé la poudre des batailles, mais à peine foulé le sable des tournois ; qui est inhabile, non seulement à commander aux hommes, mais aussi à satisfaire la moindre femmelette ! Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards les hommes soumis à un tel joug. Si deux, si trois, si quatre cèdent à un seul, c’est étrange, mais toutefois possible ; peut-être avec raison, pourrait-on dire : c’est faute de coeur. Mais si cent, si mille se laissent opprimer par un seul, dira-t-on encore que c’est de la couardise, qu’ils n’osent s’en prendre à lui, ou plutôt que, par mépris et dédain, ils ne veulent lui résister ? Enfin, si l’on voit non pas cent, non pas mille, mais cent pays, mille villes, un million d’hommes ne pas assaillir, ne pas écraser celui qui, sans ménagement aucun, les traite tous comme autant de serfs et d’esclaves : comment qualifierons-nous cela ? Est-ce lâcheté ? Mais pour tous les vices, il est des bornes qu’ils ne peuvent dépasser. Deux hommes et même dix peuvent bien en craindre un, mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas contre un seul homme ! Oh ! Ce n’est pas seulement couardise, elle ne va pas jusque-là ; de même que la vaillance n’exige pas qu’un seul homme escalade une forteresse, attaque une armée, conquière un royaume ! Quel monstrueux vice est donc celui-là que le mot de couardise ne peut rendre, pour lequel toute expression manque, que la nature désavoue et la langue refuse de nommer ?

Introduction

Étienne de La Boétie (1530-1563), humaniste de la Renaissance et ami intime de Montaigne, est l’auteur du Discours de la servitude volontaire, rédigé vers 1549. Ce texte, souvent considéré comme un manifeste précurseur de la liberté politique, analyse les ressorts de la domination d’un seul sur la multitude.

Dans l’extrait proposé, La Boétie s’indigne du paradoxe de la tyrannie : comment expliquer qu’un seul homme, souvent faible et médiocre, puisse asservir des millions d’autres ? L’auteur dénonce ici non seulement le tyran, mais surtout l’attitude incompréhensible des peuples qui acceptent leur propre servitude.

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À la lecture de ce texte, nous pouvons nous demander en quoi ce passage illustre le paradoxe central du discours : la faiblesse d’un seul face à la force de tous.

Ce texte est composé de 3 parties :
I. Une indignation oratoire (début à « satisfaire la moindre femmelette »)
II. Le paradoxe de la soumission (de « Nommerons-nous cela lâcheté ? » à « ou plutôt qu’ils ne veulent lui résister ? »)
III. Une énigme morale et politique (de « Enfin, si l’on voit… » à la fin)

Explication :

(1ère partie : Une indignation oratoire (début à « satisfaire la moindre femmelette »)

Le texte de La Boétie s’ouvre sur une interrogation rhétorique, « N’est-ce pas honteux… ? », qui joue un rôle décisif dans la stratégie argumentative du passage. Cette question n’attend aucune réponse : elle est formulée de manière à forcer l’accord du lecteur, à l’entraîner dans l’indignation de l’auteur. En posant la question comme si l’évidence allait de soi, La Boétie installe immédiatement un ton accusateur et crée une forme de connivence morale : celui qui lit est placé devant un jugement présenté comme incontestable. Le procédé confère à l’attaque initiale une puissance performative(= qui incite à l’action) : dès l’ouverture, le lecteur est invité à ressentir la honte (de laisser faire la tyrannie) avant même d’examiner les faits. L’interrogation donne donc à l’argumentation un commencement énergique et oratoire, qui vise à provoquer le sursaut de la conscience civique.

Cette question est aussitôt renforcée par une hyperbole « un nombre infini d’hommes ». Ce gonflement numérique ne vise pas la précision, mais l’impression : il traduit la stupeur de l’auteur face à l’ampleur de la servitude. L’hyperbole sert ici à amplifier le scandale politique : plus la multitude est grande, plus l’asservissement paraît absurde et intolérable. Elle contribue également à installer un paradoxe visuel et moral : l’immensité du groupe est mise en regard du caractère dérisoire du tyran, construit plus loin dans le texte comme un homme faible et indigne. En présentant le peuple comme « infini », La Boétie transforme la question rhétorique en une véritable accusation contre la masse elle-même : la force n’appartient pas au tyran, mais à ceux qui acceptent de s’agenouiller.

Dans cette dynamique, l’interrogation oratoire et l’hyperbole fonctionnent ensemble :
– l’interrogation dramatise, moralise et interpelle ;
– l’hyperbole amplifie, choque, et rend visible la disproportion qui fonde tout le discours.

Grâce à ce double procédé, La Boétie crée dès la première phrase une tension argumentative très forte : il installe l’indignation comme émotion fondatrice et fait apparaître la servitude volontaire comme un phénomène à la fois incompréhensible, massif et profondément honteux.
L’accumulation « ni biens ni parents ni enfants, ni leur vie » insiste sur la perte totale de liberté.

La Boétie poursuit en rappelant que les hommes ne subissent pas la violence d’une force collective, mais celle d’un seul individu : « Souffrir les rapines, les brigandages, les cruautés, non d’une armée, non d’une horde de barbares (…) mais d’un seul. » L’énumération des violences et les anaphores négatives mettent en évidence l’incongruité de la situation : ce que l’on combat normalement « au prix de tout son sang » est ici accepté sans résistance.

La Boétie recourt à un ensemble de procédés dévalorisants — comparaisons héroïques détournées, hyperboles péjoratives, contrastes mythologiques, insultes codées — qui ont pour fonction d’accentuer le paradoxe au cœur de la servitude volontaire : la domination exercée par un être foncièrement indigne.

Les comparaisons, tout d’abord, jouent un rôle central. L’auteur oppose « Hercule » et « Samson », figures mythiques de force et de courage, à un « vrai Mirmidon ». Cette comparaison ironique repose sur un renversement total du registre héroïque : Hercule et Samson incarnent la puissance brute, la vaillance guerrière et l’éclat épique ; les Mirmidons, dans la tradition antique, sont au contraire des êtres insignifiants, souvent considérés comme quantité négligeable. En choisissant ces deux pôles extrêmes, La Boétie montre que le tyran n’est même pas un simple homme ordinaire, mais un anti-héros absolu. La comparaison met en scène un contraste spectaculaire qui ridiculise le tyran en le situant aux antipodes de toute grandeur.

Cette stratégie comparative a un effet argumentatif déterminant : elle rend la soumission des peuples non seulement injustifiée, mais littéralement incompréhensible. Si l’on pouvait concevoir qu’Hercule ou Samson inspirent la crainte, il devient irrationnel d’expliquer l’obéissance par la force physique ou le charisme lorsqu’il s’agit d’un « Mirmidon ». La comparaison pointe donc directement vers l’énigme politique du texte : la servitude ne repose pas sur le mérite du maître, mais sur la défaillance de ceux qui acceptent de servir.

À ces comparaisons se superposent des hyperboles péjoratives particulièrement violentes : le tyran est « le plus lâche, le plus vil et le plus efféminé de la nation ». L’accumulation des superlatifs construit une caricature outrancière qui dépasse la critique individuelle : La Boétie ne décrit pas un homme, mais une catégorie morale. Ces hyperboles produisent un effet de grossissement comique et satirique, transformant la figure du tyran en monstre d’indignité. La charge politique se double ici d’une charge morale : l’auteur dénonce un être qui n’a ni courage, ni vertu, ni compétence.

Cette exagération volontaire culmine avec la remarque finale : « inhabile (…) à satisfaire la moindre femmelette ! ». Le registre devient ici volontairement grotesque et moqueur. Cette dernière hyperbole, qui relève presque de la farce, achève de disqualifier le tyran, non seulement comme chef politique, mais comme homme. L’effet visé est double :
— renforcer la dimension ridicule du maître,
— et souligner l’absurdité du pouvoir exercé par un être privé de toute valeur.

L’ensemble du passage fonctionne donc comme une déconstruction satirique du pouvoir. En multipliant les contrastes extrêmes, en poussant la dévalorisation jusqu’au burlesque, La Boétie cherche à provoquer chez le lecteur non seulement l’indignation, mais le rire. Ce rire, cependant, a une fonction politique : il renverse l’aura du tyran, brise l’illusion de grandeur qui fait parfois accepter la servitude, et met le lecteur face à un constat accablant : ce n’est pas la puissance du maître qui explique la domination, mais le consentement des dominés.

(2ème partie : Le paradoxe de la soumission (de « Nommerons-nous cela lâcheté ? » à « ou plutôt qu’ils ne veulent lui résister ? »)

La Boétie interroge ensuite la nature de cette attitude : « Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards les hommes soumis à un tel joug ? ». Les interrogations rhétoriques, renforcées par le vocabulaire dépréciatif et la métaphore du joug, suggèrent que l’explication morale est insuffisante.

Un premier raisonnement envisage pourtant cette possibilité pour un petit nombre : « Si deux, si trois, si quatre cèdent à un seul (…) c’est faute de cœur. » La gradation numérique et la concession montrent que la faiblesse individuelle peut rendre compte d’une soumission limitée.

Mais cette explication ne tient plus lorsque le nombre augmente : « Si cent, si mille se laissent opprimer par un seul, dira-t-on encore que c’est de la couardise (…) ? ». La nouvelle gradation et l’hypothèse ironique mettent en évidence l’insuffisance d’une interprétation reposant uniquement sur la peur.

L’incompréhensible devient manifeste lorsque la servitude concerne des populations entières : « Non pas cent, non pas mille, mais cent pays, mille villes, un million d’hommes ». Les hyperboles numériques et les anaphores négatives soulignent l’extension du phénomène. Ces deux figures de style ont donc une fonction argumentative autant qu’expressive : elles rendent audibles l’indignation de La Boétie et créent une tension ascendante qui prépare l’explosion finale (« mille villes ne se défendent pas contre un seul homme ! »).

(3ème partie : une énigme morale et politique (de « Enfin, si l’on voit… » à la fin)

La comparaison selon laquelle les peuples « se laissent traiter comme autant de serfs et d’esclaves » constitue un point d’orgue dans la démonstration de La Boétie, car elle donne une forme concrète et historiquement chargée à l’abaissement moral de la multitude. En assimilant des hommes libres à des serfs — dépendants médiévaux privés d’autonomie — et à des esclaves — êtres juridiquement réduits à l’état d’objets — l’auteur souligne que la servitude volontaire n’est pas seulement une défaite politique, mais une dégradation anthropologique : elle annihile la dignité, efface la citoyenneté et ramène les sujets à une condition que rien, en droit, ne justifie. La violence de cette comparaison met en valeur l’incongruité du rapport de force : ce n’est pas un maître légitime, ni un conquérant victorieux, mais un seul homme faible et sans mérite qui traite la multitude comme une propriété. L’image révèle alors le scandale central du Discours : l’esclavage ici n’est pas imposé, mais accepté, ce qui confère au phénomène une dimension plus monstrueuse encore que l’asservissement par contrainte. En présentant les peuples comme des esclaves volontaires, La Boétie dénonce non seulement l’oppression, mais le renoncement intérieur qui la rend possible, et montre que le véritable drame politique n’est pas la tyrannie du maître, mais la servilité du peuple.

La Boétie affirme alors que la lâcheté ne peut suffire à expliquer une telle soumission : « Pour tous les vices, il est des bornes qu’ils ne peuvent dépasser (…) mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas contre un seul homme ! ». Le raisonnement logique et l’exclamation finale mettent en évidence le caractère problématique de cette attitude collective.

Le texte se conclut sur l’idée que cette servitude constitue un vice sans nom : « Ce n’est pas seulement couardise (…) Quel monstrueux vice est donc celui-là (…) que la langue refuse de nommer ? ». Les hyperboles héroïques, la comparaison avec la vaillance et la personnification de la langue (« refuse ») soulignent l’absence de catégorie morale ou politique permettant de qualifier ce phénomène. Ainsi, La Boétie construit progressivement une démonstration qui montre l’inadéquation des explications ordinaires devant l’énigme de la servitude volontaire.

Conclusion

Dans cet extrait, La Boétie déploie une rhétorique vigoureuse, faite d’exclamations, d’hyperboles et d’interrogations, pour dénoncer l’injustice et surtout l’absurdité de la tyrannie. Loin de mettre seulement en cause le tyran, il accuse le peuple lui-même de consentir à sa propre servitude, au point que cette soumission dépasse le cadre de la lâcheté pour devenir un « monstrueux vice ».

Ce texte met en lumière l’idée fondamentale du Discours : la domination n’est pas imposée par la force, elle est acceptée par habitude et par renoncement. La Boétie nous invite ainsi à ouvrir les yeux sur ce paradoxe, afin d’en prendre conscience et de recouvrer la liberté.

Ouverture possible : Ce questionnement rejoint les réflexions ultérieures des philosophes des Lumières sur le despotisme, mais aussi celles des penseurs modernes de la résistance civile qui rappellent que tout pouvoir repose sur le consentement des gouvernés.