Géronte
1 Ô vieillesse facile ! Ô jeunesse impudente !
Ô de mes cheveux gris honte trop évidente !
Est-il dessous le Ciel père plus malheureux ?
Est-il affront plus grand pour un cœur généreux ?
5 Dorante n’est qu’un fourbe, et cet ingrat que j’aime
Après m’avoir fourbé me fait fourber moi-même,
Et d’un discours en l’air que forme l’imposteur
Il m’en fait le trompette et le second auteur !
Comme si c’était peu pour mon reste de vie
10 De n’avoir à rougir que de son infamie,
L’infâme se jouant de mon trop de bonté
Me fait encor rougir de ma crédulité.
Le Menteur - Acte V - Scène 3
GÉRONTE, DORANTE, CLITON.
Géronte : Êtes-vous gentilhomme ?
Dorante : Ah ! rencontre fâcheuse !
15 Étant sorti de vous, la chose est peu douteuse.
Géronte : Croyez-vous qu’il suffit d’être sorti de moi ?
Dorante : Avec toute la France aisément je le croi.
Géronte : Et ne savez-vous point avec toute la France,
D’où ce titre d’honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
20 Ceux qui l’ont jusqu’à nous fait passer dans leur sang ?
Introduction
Dans Le Menteur (1644), Pierre Corneille renouvelle la comédie classique en faisant du mensonge non seulement un ressort comique, mais aussi un enjeu moral et social. À l’Acte V, le dénouement approche : les mensonges de Dorante ont éclaté au grand jour. La scène 2 est composé d’un monologue de Géronte, moment privilégié du théâtre classique, où le personnage exprime seul sa colère et son humiliation. La scène 3 prolonge cette crise dans un affrontement verbal entre le père et le fils. Ces deux scènes permettent d’analyser comment le mensonge, d’abord ludique et séduisant, devient une faute grave qui détruit l’ordre social et moral, tout en conservant une dimension comique propre à la comédie.
Problématique
Dans quelle mesure le monologue et le dialogue organisent-ils le jeu théâtral entre excès et affrontement ?
Mouvement du texte :
I. Le monologue de Géronte : du comique au pathétique
II. Le mensonge comme renversement des rôles et humiliation du père
III. La scène d’affrontement : condamnation morale du mensonge et théâtralité du discours
Analyse linéaire
I. Le monologue de Géronte : une plainte théâtrale et spectaculaire
Idée : Le monologue s’ouvre selon les codes classiques sur une plainte lyrique, destinée à rendre visibles et audibles les passions du personnage.
Citation : « Ô vieillesse facile ! Ô jeunesse impudente ! »
Interprétation : L’apostrophe inaugure le monologue en s’adressant à des abstractions, procédé typique du théâtre classique permettant au personnage de parler seul tout en donnant l’illusion d’un destinataire. L’anaphore de “Ô”, associée à des adjectifs fortement axiologiques (« facile », « impudente »), installe un registre pathétique fondé sur l’excès. Cette ouverture répond à une règle essentielle de la dramaturgie classique : le monologue doit immédiatement rendre sensible l’état intérieur du personnage. La symétrie syntaxique et l’antithèse vieillesse / jeunesse structurent le discours et lui donnent une forme oratoire, presque déclamatoire, adaptée à la scène. Le comique naît précisément de cette élévation rhétorique appliquée à un motif domestique.
Idée : Le monologue classique organise une montée progressive de la plainte par l’accumulation et l’intensification lexicale.
Citation : « Ô de mes cheveux gris honte trop évidente ! »
Interprétation : L’exclamation se poursuit par une métonymie (« cheveux gris ») qui désigne la vieillesse et, plus largement, l’autorité paternelle. Le substantif abstrait « honte » transforme un sentiment intime en valeur morale visible. Dans la dramaturgie classique, le monologue permet précisément cette objectivation des passions : ce qui relève de l’intérieur devient lisible pour le spectateur. Le comique naît ici du décalage entre l’âge respectable de Géronte et la situation humiliante qu’il décrit, amplifiée par le lexique de l’opprobre.
Idée : Le monologue permet au personnage de généraliser son malheur personnel pour lui conférer une portée universelle.
Citation : « Est-il dessous le Ciel père plus malheureux ? »
Interprétation : La question rhétorique est un procédé central du monologue classique : elle n’appelle aucune réponse, mais vise à intensifier l’expression de la passion. L’hyperbole cosmique (« dessous le Ciel ») élargit démesurément le cadre de la plainte, transformant une querelle familiale en drame d’envergure universelle. Cette amplification répond à une fonction dramaturgique précise : maintenir l’attention du spectateur en substituant à l’action absente une action verbale. Dans une comédie, cet excès produit un effet de décalage comique, car la solennité du ton contraste avec la trivialité relative de la situation. Le monologue devient ainsi un lieu privilégié où la rhétorique classique sublime et, en même temps, ridiculise la souffrance du personnage.
Idée : Le monologue remplace l’action dramatique par une action verbale fondée sur la répétition.
Citation : « Est-il affront plus grand pour un cœur généreux ? »
Interprétation : La répétition des interrogations rhétoriques constitue un procédé central du monologue classique : faute d’interlocuteur, le personnage relance lui-même son discours. L’expression « cœur généreux » (= noble, bien né) relève de l’autoportrait valorisant, fréquent dans le monologue, où le personnage reconstruit son image. La plainte devient performative : Géronte se pose à la fois en victime et en homme d’honneur. L’excès de dignité revendiquée peut contribuer au comique de caractère.
II. Le mensonge comme inversion comique et morale
Idée : Le monologue permet une désignation explicite du coupable, lequel est absent de la scène.
Citation : « Dorante n’est qu’un fourbe »
Interprétation : La négation exceptive « ne… qu’ » opère une réduction morale du personnage absent. Dans le théâtre classique, le monologue autorise cette parole unilatérale et sans contradiction. Géronte exerce un pouvoir symbolique sur Dorante en le définissant par un seul vice. Le comique repose sur cette simplification outrancière, typique de la colère mise en scène.
Idée : Le monologue met en scène un renversement dramatique des rôles, exprimé par une construction syntaxique en miroir.
Citation : « Après m’avoir fourbé me fait fourber moi-même »
Interprétation : La répétition du verbe “fourber”, associée à une structure en chiasme (place de ce verbe à la fin du premier hémistiche et au début du second) matérialise l’effet de contamination du mensonge. Le monologue permet ici une prise de conscience rétrospective : Géronte comprend qu’il a été transformé en agent du mensonge. La répétition du verbe “fourber” souligne en outre l’effet contaminant du mensonge. Géronte devient à son tour menteur malgré lui. Le nœud se resserre autour de Dorante, qui est sur le point d’être pris au piège de son propre mensonge.
Idée : Le mensonge atteint l’honneur du père.
Citation : « Il m’en fait le trompette et le second auteur »
Interprétation : La métaphore théâtrale et musicale fait de Géronte le porte-voix du mensonge. Cette image renforce l’idée de mise en scène : le mensonge devient spectacle, et Géronte un acteur involontaire.
III. De la comédie à la condamnation morale
Idée : Le monologue accentue la dimension pathétique par l’accumulation syntaxique et s’achève sur une double honte, morale et intellectuelle.
Citation : « Comme si c’était peu pour mon reste de vie
10 De n’avoir à rougir que de son infamie,
L’infâme se jouant de mon trop de bonté
Me fait encor rougir de ma crédulité. »
Interprétation
La subordonnée hypothétique ouvre une phrase longue et ample, typique de la déclamation classique. Cette extension syntaxique permet de maintenir la parole et de retarder la fin du monologue, fonction essentielle dans la dramaturgie classique : occuper le temps scénique en l’absence d’action. L’excès verbal entretient la tension tout en renforçant l’effet comique.
Le verbe « rougir » renvoie à la fois à la honte sociale et à la prise de conscience personnelle. Le monologue remplit ici sa fonction classique de clarification intérieure : Géronte reconnaît sa faiblesse. Toutefois, dans la comédie, cette lucidité ne mène pas à une catharsis tragique, mais à un redoublement du ridicule, car elle arrive trop tard.
Conclusion sur le monologue (à savoir absolument !) :
Dans cette scène, le monologue de Géronte respecte pleinement les codes de la dramaturgie classique :
– expression directe et amplifiée des passions
– usage massif des figures rhétoriques (apostrophe, hyperbole, anaphore, question rhétorique)
– remplacement de l’action par une action verbale
– élévation du style appliquée à un sujet domestique
– comique fondé sur l’excès et le décalage
Le monologue apparaît ainsi comme un lieu stratégique du théâtre classique, où la parole, en se déployant sans contradiction, révèle à la fois la vérité du personnage et le ridicule de sa situation.
IV. La confrontation : le mensonge face à l’idéal noble
Idée : L’effronterie calculée de Dorante
La scène 3 s’ouvre sur une question qui lance un duel verbal.
Citation :
Géronte : Êtes-vous gentilhomme ?
Dorante : Ah ! rencontre fâcheuse !
Étant sorti de vous, la chose est peu douteuse.
Géronte : Croyez-vous qu’il suffit d’être sorti de moi ?
Dorante : Avec toute la France aisément je le croi.
Interprétation
Une stichomythie vive et conflictuelle
Le passage repose sur une stichomythie particulièrement serrée : chaque réplique répond immédiatement à la précédente, sans développement. Ce dispositif crée un rythme rapide, presque heurté, qui matérialise sur scène un affrontement verbal. Géronte ouvre l’échange par une question frontale :
« Êtes-vous gentilhomme ? »
Cette interrogation n’est pas seulement sociale, elle est morale. Elle condense tout l’enjeu du dénouement : Dorante peut-il encore prétendre à l’honneur après avoir bâti son identité sur le mensonge ?
La brièveté des répliques interdit toute justification longue. Le dialogue devient une joute, où chaque mot est une riposte. Cette stichomythie accentue la tension dramatique (dramatique signifie « théâtral » et renvoie à l’art de la scène).
Dorante dit en aparté :
« Ah ! rencontre fâcheuse ! »
Cette aparté renforce l’intérêt du public qui se demande ce qu’il va se passer.
La réplique suivante renforce son effronterie et son enlisement dans le mensonge :
« Étant sorti de vous, la chose est peu douteuse. »
Dorante use ici d’une fausse logique : il réduit la noblesse à la naissance biologique. L’expression « peu douteuse » relève de l’euphémisme ironique, car la question est au contraire centrale et problématique. Cette réponse révèle son habileté verbale : il esquive le jugement moral par un raisonnement simpliste et provocateur.
Lorsque Géronte réplique :
« Croyez-vous qu’il suffit d’être sorti de moi ? »
il démonte cette logique en soulignant implicitement la distinction entre le sang et la vertu.
Mais Dorante persiste avec insolence :
« Avec toute la France aisément je le croi. »
L’hyperbole (« toute la France ») donne à son propos une ampleur plutôt comique, qui montre encore une fois que le mensonge, chez lui, est sans limite. En effet, Dorante transforme ici une objection personnelle en vérité collective, ce qui constitue une nouvelle provocation. Cette généralisation excessive participe à son effronterie : il s’abrite derrière l’opinion supposée du plus grand nombre.
La double énonciation et la complicité du public
Ce passage est particulièrement efficace grâce au mécanisme de la double énonciation théâtrale. Géronte, personnage interne à la fiction, entend les paroles de Dorante comme des justifications contestables. Le public, quant à lui, sait parfaitement que Dorante est un menteur notoire, dont toute la réputation repose sur l’imposture.
Ainsi, lorsque Dorante affirme sans hésiter être gentilhomme, le spectateur perçoit immédiatement l’ironie dramatique. Le public sait que Dorante ment encore ou, du moins, qu’il manipule les mots pour sauver les apparences. Cette supériorité du spectateur sur le personnage de Géronte crée un rire de connivence : on rit non seulement de Dorante, mais aussi de l’aveuglement relatif de Géronte.
La stichomythie renforce cette double énonciation : la rapidité des échanges empêche toute mise au point, laissant Dorante multiplier les pirouettes verbales. Le public, conscient du passé du personnage et de l’issue imminente, savoure cette dernière tentative effrontée de maintenir une façade d’honneur.
Idée : Géronte développe une leçon morale sous forme argumentative qui crée une tension dramatique.
Citation :
Géronte : Et ne savez-vous point avec toute la France,
D’où ce titre d’honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
20 Ceux qui l’ont jusqu’à nous fait passer dans leur sang ?
Interprétation
Une montée de tension par la forme interrogative
La réplique de Géronte prend entièrement la forme d’une question rhétorique longue et solennelle, construite sur quatre vers. Le personnage ne cherche pas une réponse : il impose un raisonnement. L’interrogation rhétorique crée ici une tension dramatique car Dorante est momentanément réduit au silence. Sur le plan scénique, Géronte reprend le contrôle de la parole après les insolences de son fils, ce qui marque un basculement de la force (de la maîtrise du discours) de Dorante à Géronte.
L’expression « avec toute la France » reprend ironiquement les mots de Dorante, mais pour les retourner contre lui. Cette reprise polémique accroît la tension : Géronte se réapproprie l’argument de son fils pour le corriger. Le spectateur perçoit ce retournement comme un moment de tension dramatique : la discussion cesse d’être légère ou ironique pour devenir grave et normative.
La noblesse comme héritage moral : une parole d’autorité
Géronte enchaîne avec une définition quasi doctrinale de la noblesse :
« la vertu seule a mis en ce haut rang / Ceux qui l’ont jusqu’à nous fait passer dans leur sang ».
La subordination complexe et la période ample ralentissent le rythme après la stichomythie précédente. Ce ralentissement crée une tension différente : une tension d’attente et de jugement. Géronte ne polémique plus, il instruit et accuse. Le champ lexical de l’honneur (« titre d’honneur », « vertu », « haut rang ») donne au discours une dimension solennelle, presque judiciaire.
Une antithèse implicite lourde de menace
Même si Dorante n’est pas encore explicitement condamné, la réplique contient une antithèse implicite :
– d’un côté, la vertu fondatrice de la noblesse ;
– de l’autre, le mensonge, que le public associe immédiatement à Dorante.
Cette opposition tacite (= qui n’est pas dite explicitement) crée une tension dramatique maximale, car le spectateur comprend avec Dorante que le raisonnement de Géronte mène à une disqualification morale inévitable. La double énonciation joue pleinement : le public anticipe la chute, ce qui renforce la gravité du moment.
Enfin, cette réplique fonctionne comme un temps d’arrêt dramatique. Elle suspend l’action pour imposer une norme morale. Dans le théâtre classique, ce type de tirade intermédiaire permet de préparer le dénouement. La tension ne vient pas d’un événement, mais de la certitude progressive (dans l’esprit du spectateur) que Dorante ne pourra plus se défendre par le langage.
Conclusion
Corneille montre ici comment le mensonge, moteur comique de la pièce Le Menteur, devient une faute grave aux conséquences morales et sociales. Le monologue de Géronte, conforme aux règles de la dramaturgie classique, permet l’expression amplifiée de la honte et de la colère, tandis que la confrontation avec Dorante transforme la comédie en tribunal moral. Ainsi, Corneille fait du mensonge à la fois un plaisir théâtral et un danger éthique : la comédie amuse, mais elle instruit aussi en rappelant que le langage, lorsqu’il trahit la vérité, menace l’honneur et l’ordre social.
1) Transformez ces phrases interrogatives directes en phrases interrogatives indirectes commençant par « je me demande ». Justifiez les transformations effectuées.
Est-il dessous le Ciel père plus malheureux ? Est-il affront plus grand pour un cœur généreux ?
2) Transformez ces phrases déclaratives en phrases interrogatives directes et justifiez les transformations.
Dorante n’est qu’un fourbe, et cet ingrat que j’aime
Après m’avoir fourbé me fait fourber moi-même.
L’infâme se jouant de mon trop de bonté
Me fait encor rougir de ma crédulité.
3) Transformez ces phrases interrogatives en une phrases déclaratives et justifiez les transformations.
Êtes-vous gentilhomme ?
Croyez-vous qu’il suffit d’être sorti de moi ?
Et ne savez-vous point avec toute la France,
D’où ce titre d’honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
Ceux qui l’ont jusqu’à nous fait passer dans leur sang ?
Analysez les négations :
Dorante n’est qu’un fourbe.
Comme si c’était peu pour mon reste de vie
De n’avoir à rougir que de son infamie
Et ne savez-vous point avec toute la France,
D’où ce titre d’honneur a tiré sa naissance,