Le Menteur - Acte IV - Scène 8
LUCRÈCE, SABINE.

Sabine
Que je vais bientôt voir une fille contente !

Mais la voici déjà, qu’elle est impatiente !

Comme elle a les yeux fins, elle a vu le poulet.

Lucrèce
Eh bien, que t’ont conté le maître et le valet ?

Sabine
Le maître et le valet m’ont dit la même chose,

Le maître est tout à vous, et voici de sa prose.

Lucrèce, après avoir lu.

Dorante avec chaleur fait le passionné,

Mais le fourbe qu’il est nous en a trop donné,

Et je ne suis pas fille à croire ses paroles.

Sabine
Je ne les crois non plus, mais j’en crois ses pistoles.

Lucrèce
Il t’a donc fait présent ?

Sabine
Voyez.

Lucrèce
Et tu l’a pris ?

Sabine
Pour vous ôter du trouble où flottent vos esprits,

Et vous mieux témoigner ses flammes véritables,

J’en ai pris les témoins les plus indubitables,

Et je remets, Madame, au jugement de tous

Si qui donne à vos gens est sans amour pour vous,

Et si ce traitement marque une même commune.

Lucrèce
Je ne m’oppose pas à ta bonne fortune,

Mais comme en l’acceptant tu sors de ton devoir,

Du moins une autre fois ne m’en fais rien savoir.

Sabine
Mais à ce libéral que pourrai-je promettre ?

Lucrèce
Dis-lui que sans la voir j’ai déchiré sa lettre.

Sabine
Ô ma bonne fortune, où vous enfuyez-vous ?

Lucrèce
Mêles-y de ta part deux ou trois mots plus doux,

Conte-lui dextrement le naturel des femmes,

Qu’avec un peu de temps on amollit leurs âmes,

Et l’avertis surtout des heures et des lieux

Qu’il peut me rencontrer et paraître à mes yeux.

Parce qu’il est grand fourbe, il faut que je m’assure.

Sabine
Ah ! si vous connaissiez les peines qu’il endure,

Vous ne douteriez plus si son cœur est atteint,

Toute nuit il soupire, il gémit, il se plaint.

Lucrèce
Pour apaiser les maux que cause cette plainte,

Donne-lui de l’espoir avec beaucoup de crainte,

Et sache entre les deux toujours le modérer

Sans m’engager à lui, ni le désespérer.

Introduction

Dans Le Menteur (1644), Pierre Corneille construit une comédie fondée sur la circulation du mensonge et sur le pouvoir du langage. L’Acte IV, scène 8 met en présence Lucrèce et Sabine, deux personnages féminins. L’un des ressorts de cette scène repose sur la fameuse relation maître - valet, ici maîtresse - suivante, relation centrale dans la comédie classique. En effet, cette scène illustre parfaitement un principe fondamental de la dramaturgie comique dans Le Menteur : le mensonge ne circule pas seulement par les protagonistes principaux, mais se diffuse par les intermédiaires, notamment les valets, qui servent de relais, de miroirs ou de correcteurs du discours du maître. Aussi le dialogue mêle-t-il ironie, lucidité et calcul, révélant une comédie fondée sur la duplicité et la maîtrise stratégique de la parole.

Problématique

Dans quelle mesure cette scène met-elle en valeur le mensonge comme ressort comique à travers la relation maître / valet et la circulation stratégique de la parole dans la comédie classique ?

Plan

I. Une scène d’attente comique et de curiosité théâtrale
II. La relation maître / valet : relais du mensonge et comique de répétition
III. La lucidité féminine face au discours mensonger
IV. Une comédie de la manipulation maîtrisée

Analyse linéaire

I. Une entrée en scène marquée par l’attente et l’ironie

Idée : La scène s’ouvre sur une anticipation joyeuse et ironique qui installe immédiatement une connivence avec le public grâce au mécanisme de la double énonciation.

Citation : « Que je vais bientôt voir une fille contente ! »

Interprétation : L’exclamation traduit une attente vive et enthousiaste, qui relève d’une mise en scène de l’émotion : Sabine verbalise à haute voix ce qui, dans la réalité, relèverait d’un sentiment intérieur. Cette extériorisation est typiquement théâtrale et fonctionne pleinement dans le cadre de la double énonciation.

Pour les personnages, cette phrase annonce un moment heureux à venir. En revanche, le spectateur, informé par l’ensemble de la pièce des mensonges successifs de Dorante, perçoit immédiatement l’écart entre cette attente et la réalité. Cette dissociation des savoirs crée une ironie dramatique : le public sait ce que le personnage ignore encore. C’est précisément l’un des effets importants de la double énonciation au théâtre.

C’est précisément sur ce décalage que se fonde la connivence avec le public. Le spectateur n’est pas un simple observateur passif : il anticipe les malentendus à venir, pressent la fragilité de cette joie annoncée et savoure par avance le retournement. Le rire naît ainsi moins de la situation elle-même que de la conscience partagée entre l’auteur et le public de l’illusion en train de se construire.

Dans cette comédie classique, l’anticipation ironique joue un rôle dramaturgique essentiel : elle transforme la scène en jeu théâtral conscient, où le public est invité à reconnaître les signes du mensonge avant les personnages. La phrase de Sabine devient alors un signal adressé autant à la salle qu’aux protagonistes, renforçant l’impression d’un théâtre fondé sur l’intelligence du spectateur et sur le plaisir de la double lecture.

Idée : Sabine souligne l’impatience de Lucrèce par une image populaire.

Citation : « Comme elle a les yeux fins, elle a vu le poulet »

Interprétation
La métaphore familière « le poulet » relève du registre comique. L’expression populaire contraste avec la noblesse supposée des personnages, ce qui participe à l’abaissement comique et rappelle l’univers de la comédie.

II. La relation maître / valet comme relais du mensonge

Idée : La question de Lucrèce met en lumière la circulation théâtrale de la parole entre maître et valet.

Citation : « Eh bien ! que t’ont conté le maître et le valet ? »

Interprétation : La coordination binaire (« le maître et le valet ») associe explicitement deux figures que tout oppose socialement, mais que le mensonge réunit momentanément. Cette juxtaposition, sans hiérarchisation syntaxique, produit un effet de nivellement comique : dans l’économie du mensonge, le valet vaut le maître. Sur le plan dramaturgique, cette formulation suggère un espace scénique élargi : bien que Dorante et son valet soient absents, leur parole circule sur scène par l’intermédiaire de Sabine. Le théâtre classique exploite ainsi un procédé fréquent : l’action hors scène, rapportée par un personnage secondaire, ce qui renforce la cohérence de l’intrigue sans multiplier les apparitions.

Sur le plan poétique, la rime en -et (« valet ») inscrit la relation dans un effet de symétrie sonore, reflétant la symétrie fonctionnelle des deux personnages dans la propagation du mensonge.

Idée : La parole du valet apparaît comme le double mimétique de celle du maître.

Citation : « Le maître et le valet m’ont dit la même chose » + La symétrie maître / valet participe d’un brouillage hiérarchique comique.

Interprétation : Dans la comédie classique, la relation maître / valet repose souvent sur une inversion partielle des rôles. Ici, bien que la hiérarchie sociale demeure intacte, le valet se voit confier un rôle discursif équivalent à celui du maître. La répétition lexicale exacte (« le maître et le valet ») associée à l’expression « la même chose » insiste sur l’identité parfaite du discours. Cette insistance relève d’un comique de répétition : le mensonge, loin d’être improvisé, apparaît soigneusement préparé et répété. Le valet n’invente rien ; il reproduit, comme un écho ou un reflet, la parole du maître. Cette relation renvoie à une figure comique traditionnelle : le valet-miroir, chargé de relayer et parfois de caricaturer la parole du maître.

Dramaturgiquement, cette duplication du discours suggère une organisation scénique implicite : Dorante occupe le centre symbolique de l’action, tandis que le valet agit en périphérie, assurant la diffusion et la crédibilité du mensonge. Le spectateur perçoit alors le valet comme un rouage indispensable du mécanisme comique.

Sur le plan rythmique, la phrase présente une cadence équilibrée, presque mécanique, qui traduit la régularité du mensonge. Le spectateur perçoit alors le valet non comme un simple subalterne, mais comme un agent actif de la tromperie, contribuant à la dynamique ludique de la scène.

Grâce à la double énonciation, le public sait que cette concordance des discours est factice. Ce savoir partagé avec l’auteur crée une connivence ironique : le spectateur reconnaît les ficelles du mensonge là où les personnages feignent d’y croire. Le valet, traditionnellement plus proche du public par son statut social et son langage, devient ici un vecteur privilégié de ce rire complice. En relayant sans distance critique la parole du maître, il contribue paradoxalement à révéler la mécanique artificielle du mensonge.

À comprendre sur le plan de la dramaturgie :

Dans cette scène, la relation maître / valet ne se limite pas à un rapport hiérarchique traditionnel. Elle devient un dispositif dramaturgique au service du mensonge et du comique. Par la symétrie syntaxique, la répétition lexicale, la circulation hors scène de la parole et l’organisation implicite de l’espace scénique, Corneille montre comment le mensonge s’institutionnalise et se théâtralise. Le valet n’est plus seulement un auxiliaire : il est un relais essentiel du jeu comique, renforçant à la fois la crédibilité apparente du mensonge et la lucidité ironique du public.

III. Lucidité et méfiance face au discours amoureux

Idée : Lucrèce distingue la parole de l’intention réelle.

Citation : « Dorante avec chaleur fait le passionné ; »

Interprétation : L’expression « fait le passionné » révèle une théâtralité du mensonge. Le verbe « faire » suggère un rôle joué, une performance, et non une émotion sincère.

Idée : Lucrèce affirme son esprit critique.

Citation : « Et je ne suis pas fille à croire ses paroles. »

Interprétation : Cette formule marque une prise de distance ironique. Lucrèce refuse d’être la dupe du langage. La comédie valorise ici l’intelligence féminine face à la parole masculine trompeuse.

IV. Le valet et l’argent : un autre langage du mensonge

Idée : Sabine oppose la parole aux actes matériels.

Citation : « Je ne les crois non plus, mais j’en crois ses pistoles. »

Interprétation : La métonymie (« pistoles » pour l’argent) introduit un comique pragmatique. Le valet se fie aux preuves concrètes plutôt qu’au discours. L’argent devient un langage parallèle, plus fiable que les mots.

Idée : Le cadeau est présenté comme une preuve d’amour.

Citation : « J’en ai pris les témoins les plus indubitables »

Interprétation : Le vocabulaire juridique (« témoins », « indubitables ») détourne le langage sérieux au profit du comique. Sabine transforme un pot-de-vin en argument amoureux.

V. Une comédie du calcul et de la manipulation

Idée : Lucrèce accepte le jeu du mensonge tout en le contrôlant.

Citation : « Conte-lui dextrement le naturel des femmes »

Interprétation : L’adverbe « dextrement » indique une stratégie réfléchie. Lucrèce devient metteuse en scène du mensonge, inversant les rôles traditionnels : elle manipule le manipulateur.

Idée : Lucrèce prône une gestion mesurée de l’illusion.

Citation : « Sans m’engager à lui, ni le désespérer »

Interprétation : La construction en antithèse exprime l’équilibre recherché entre espoir et retenue. Le mensonge devient un art de la modulation, conforme à l’esthétique classique de la mesure.

Conclusion : Dans cette scène, Corneille met en œuvre une comédie fondée sur la circulation maîtrisée du mensonge à travers la relation maître / valet. Le valet agit comme relais, amplificateur et garant matériel du discours mensonger du maître, tandis que Lucrèce, loin d’être dupe, s’approprie les règles du jeu. Le mensonge devient ainsi un instrument théâtral conscient, partagé entre les personnages, au service d’une comédie de l’intelligence et de la stratégie. Corneille montre que, dans le théâtre classique, le mensonge n’est pas seulement une faute morale, mais un ressort dramatique essentiel, révélateur de la lucidité, du pouvoir et de la maîtrise du langage.