Parcours : mensonge et comédie
Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle
Pierre Corneille, Le Menteur / parcours : mensonge et comédie.
Corneille, Le Menteur - Acte II - Scène 5
GÉRONTE, DORANTE, CLITON.
Géronte
1 Comme de mon hymen il n’est sorti que toi,
Et que je te vois prendre un périlleux emploi,
Où la chaleur de l’âge, et l’honneur te convie,
D’exposer à tous coups et ton sang, et ta vie,
5 Avant qu’aucun malheur te puisse être advenu,
Pour te faire marcher un peu plus retenu,
Je te veux marier.
Dorante, à part.
Oh ! ma chère Lucrèce !
Géronte
Je t’ai voulu choisir moi-même une maîtresse,
Honnête, belle, et riche.
Dorante
Ah ! pour la bien choisir,
Mon père, donnez-vous un peu plus de loisir.
Géronte
Je la connais assez, Clarice est belle, et sage
Autant que dans Paris il en soit de son âge,
Son père de tout temps est mon plus grand ami,
Et l’affaire est conclue.
Dorante
Ah ! monsieur, je frémis.
15 D’un fardeau si pesant accabler ma jeunesse !
Géronte
Fais ce que je t’ordonne.
Dorante
Il faut jouer d’adresse.
Quoi, monsieur, à présent qu’il faut dans les combats
Acquérir quelque nom, et signaler mon bras…
Géronte
Avant qu’être au hasard qu’un autre bras t’immole,
20 Je veux dans ma maison avoir qui m’en console,
Je veux qu’un petit-fils puisse y tenir ton rang,
Soutenir ma vieillesse, et réparer mon sang,
En un mot, je le veux.
Dorante
Vous êtes inflexible !
Géronte
Fais ce que je te dis.
Dorante
Mais s’il est impossible ?
Géronte
Impossible ! et comment ?
Dorante
25 Souffrez qu’aux yeux de tous
Pour obtenir pardon j’embrasse vos genoux.
Je suis…
Géronte
Quoi ?
Dorante
Dans Poitiers…
Géronte
Parle donc, et te lève.
Dorante
Je suis donc marié, puisqu’il faut que j’achève.
Géronte
Sans mon consentement !
Dorante
On m’a violenté :
30 Vous ferez tout casser par votre autorité,
Mais nous fûmes tous deux forcés à l’hyménée
Par la fatalité la plus inopinée…
Ah ! si vous le saviez !
Géronte
Dis, ne me cache rien.
Dorante
Elle est de fort bon lieu, mon père, et pour son bien,
35 S’il n’est du tout si grand que votre humeur souhaite…
Géronte
Sachons, à cela près, puisque c’est chose faite.
Elle se nomme ?
Dorante
Orphise, et son père Armédon.
Géronte
Je n’ai jamais ouï ni l’un ni l’autre nom.
Mais poursuis.
Dorante
Je la vis presque à mon arrivée,
Une âme de rocher ne s’en fût pas sauvée.
40 Tant elle avait d’appas, et tant son œil vainqueur
Par une douce force assujettit mon cœur !
Problématiques possibles
En quoi cette scène illustre-t-elle le mensonge comme un ressort comique fondamental, révélateur à la fois d’un conflit d’autorité et d’une véritable mise en scène du langage ?
Comment Corneille fait-il du mensonge de Dorante une véritable comédie du langage, reposant sur l’art du discours et la théâtralité de la parole ?
Les éléments du cours à expliquer en classe :
- le langage dramatique est un langage à double niveau. Récepteur de niveau 1 : les personnages et récepteur de niveau 2 : le public. Ainsi, Géronte prend le récit au sérieux, tandis que le spectateur, conscient de la supercherie, goûte l’ironie dramatique. Ce décalage crée un rire fondé sur la complicité entre l’auteur et le public.
Le langage dramatique c’est aussi le langage du corps, de l’espace et des objets scéniques.
La notion de mise en abyme
Les différents types de comiques : comique de situation, comique de mots
Le vocabulaire de l’analyse du théâtre : aparté, la stichomythie,
- Idées importantes liées à la thématique :
le mensonge, non seulement comme moteur de l’action, mais aussi comme véritable art de la parole. À propos du mensonge, on peut parler d’invention verbale, de ressort du comique, de mise en scène du langage.
Le mensonge comme stratégie : Acculé, Dorante invente une situation irréversible : un mariage déjà contracté. Ce mensonge est stratégique, car il détourne l’autorité du père. Géronte ne peut plus ordonner, seulement constater. Ainsi, le mensonge devient une arme contre la domination paternelle et révèle l’intelligence rusée de Dorante.
Le mensonge et la mise en abyme : devient ainsi une métaphore du théâtre, art de l’illusion assumée. À travers cette scène, Corneille fait du mensonge un ressort central de la comédie. Le mensonge n’est pas forcément condamné moralement dans cette scène. La tromperie de Dorante est valorisée pour son ingéniosité, son efficacité dramatique et sa richesse comique. Le mensonge devient un art du discours, une performance théâtrale qui met en crise l’autorité paternelle et révèle le pouvoir créateur du langage. Ainsi, Le Menteur ne se contente pas de divertir : il propose une réflexion subtile sur la parole, l’illusion et le plaisir du théâtre.
- la dimension ludique du mensonge
Les thèmes de la comédie classique : (à compléter en cours)
- l’autorité paternelle
Dès le début de la scène, Géronte impose sa volonté avec fermeté. Son discours est autoritaire, ponctué d’injonctions répétées : « Je te veux marier », « Fais ce que je t’ordonne », « En un mot, je le veux ». Cette insistance souligne une conception patriarcale du pouvoir, où le père décide pour le fils (ou la fille), notamment en matière de mariage. Face à cette pression, Dorante apparaît d’abord impuissant : ses tentatives de résistance sont timides, marquées par des exclamations et des protestations affectives (« Ah ! monsieur, je frémis »).
- le comique
Le comique naît ici du décalage entre la gravité apparente de la situation et la nature mensongère du discours.
Par ailleurs, cette scène fonctionne comme une mise en abyme de la comédie elle-même. Dorante incarne le comédien au sein de la pièce : il improvise, embellit, séduit par les mots. Le mensonge devient ainsi une métaphore du théâtre, art de l’illusion assumée. Corneille interroge implicitement le pouvoir du langage : capable de tromper, mais aussi de charmer et de créer du plaisir. Le titre même de la pièce prend alors tout son sens : le menteur n’est pas seulement un personnage immoral, il est aussi un créateur de fictions.
Introduction
Dans Le Menteur (1644), Corneille fait du mensonge un moteur dramatique et comique. L’Acte II, scène 5 met en présence Géronte, père autoritaire, et Dorante, fils brillant par sa parole. Acculé par un projet de mariage imposé, Dorante invente un mensonge de plus en plus élaboré : un mariage fictif déjà contracté. Cette scène montre comment le mensonge devient un véritable jeu théâtral, fondé sur la maîtrise du langage, la mise en scène de soi et l’exagération rhétorique.
Problématique
Comment Corneille fait-il du mensonge de Dorante une véritable comédie du langage, reposant sur l’art du discours et la théâtralité de la parole ?
Mouvement du texte
Le passage progresse en trois temps :
1. L’imposition autoritaire du mariage par Géronte
2. La naissance du mensonge comme stratégie dramatique
3. L’amplification poétique et théâtrale du mensonge
Analyse linéaire
1. L’autorité paternelle comme déclencheur du mensonge
Idée
Géronte affirme d’emblée son pouvoir absolu de père, ce qui place Dorante dans une position de contrainte.
Citation : « Je te veux marier. » + « Je t’ai voulu choisir moi-même une maîtresse » + « l’affaire est conclue ».
Interprétation
L’emploi du verbe de volonté « veux » souligne l’autorité tyrannique du père. La phrase brève, sans justification, fonctionne comme un ordre. Cette rigidité prépare la nécessité du mensonge : face à une parole inflexible, seule une ruse langagière peut permettre à Dorante de s’échapper.
Idée
Géronte dramatise la situation en présentant le mariage comme une protection vitale.
Citation : « D’exposer à tous coups et ton sang, et ta vie »
Interprétation
L’hyperbole « à tous coups », « sang », « vie » présente l’activité guerrière en danger mortel permanent qui sert à justifier la volonté paternelle. La vision hyperbolique qu’il donne de la guerre rend complexe la situation de Dorante, le met dans une situation où il peut difficilement échapper et elle légitime, du point de vue du père, la contrainte imposée.
2. Résistance feinte et naissance de la comédie
Idée
Dorante exprime son opposition de manière théâtrale et affective, sans encore mentir ouvertement.
Citation : « D’un fardeau si pesant accabler ma jeunesse ! »
Interprétation
La métaphore du fardeau associe le mariage à une charge écrasante. Le lexique du poids (« pesant », « accabler ») traduit une plainte excessive, qui relève déjà du jeu comique : Dorante se pose en victime tragique dans une situation pourtant conventionnelle.
Idée
Dorante annonce explicitement (mais en aparté) sa stratégie de ruse.
Citation : « Il faut jouer d’adresse. » => aparté.
Interprétation
Cette métaphore du jeu révèle la dimension ludique du mensonge. Dorante se présente comme un stratège, conscient de la scène qu’il joue. Cette phrase fonctionne comme une clé de lecture théâtrale : le personnage devient acteur de sa propre comédie. La stichomythie devient le procédé qui marque le jeu dramatique dans cette scène, en ce qu’elle met en scène l’opposition directe entre la parole autoritaire de Géronte et la résistance rusée de Dorante.
Idée : Dorante utilise la stichomythie pour retarder, détourner et contrôler la révélation de son mensonge.
Citation
Dorante : « Je suis… »
Géronte : « Quoi ? »
Dorante : « Dans Poitiers… »
Géronte : « Parle donc, et te lève. »
Interprétation
La brièveté des répliques échangées traduit un duel verbal. Géronte parle par impératifs, Dorante répond par une formule abstraite et stratégique. La stichomythie souligne l’incompatibilité des deux logiques : l’ordre contre la ruse. Le comique naît de ce choc frontal entre une parole rigide et une parole souple.
La rapidité des échanges accentue le contraste entre la gravité du père et l’invention du fils.
Idée : La stichomythie prépare le « coup de théâtre » du mensonge.
Citation
Géronte : « Impossible ! et comment ? »
Dorante : « Souffrez qu’aux yeux de tous / Pour obtenir pardon j’embrasse vos genoux. »
Interprétation : L’alternance rapide entre question pressante et réponse théâtrale crée un effet de disproportion. Géronte attend une explication rationnelle ; Dorante répond par une mise en scène excessive. La stichomythie met en relief cette discordance, qui fonde le comique : la parole ne sert plus à communiquer, mais à jouer.
3. Le mensonge comme coup de théâtre
Idée
Dorante recourt à une mise en scène dramatique pour introduire son mensonge.
Citation
« Souffrez qu’aux yeux de tous / Pour obtenir pardon j’embrasse vos genoux. »
Interprétation
Le geste évoqué est excessif et solennel => le langage du corps fait partie du langage dramatique. Il relève de l’hyperbole gestuelle et de la théâtralisation du corps. Dorante joue la supplication pour préparer une révélation spectaculaire, ce qui renforce le comique de la situation.
Idée
Le mensonge est révélé de manière retardée et progressive.
Citation : « Je suis… / Dans Poitiers… / Je suis donc marié »
Interprétation
Les ellipses, les suspensions et la fragmentation du discours créent un effet de suspense. Dorante maîtrise le rythme de la parole, comme un dramaturge. Le mensonge devient un véritable coup de théâtre, construit pour produire un maximum d’effet.
Idée
Dorante se dédouane de toute responsabilité.
Citation
« On m’a violenté »
Interprétation
Le recours à la forme passive efface le sujet agissant. Dorante se présente comme victime d’une force extérieure, ce qui accentue le comique par mauvaise foi et renforce la crédibilité apparente du mensonge.
4. Amplification poétique du mensonge amoureux
Idée
Dorante transforme son mensonge en récit romanesque.
Citation
« Une âme de rocher ne s’en fût pas sauvée »
Interprétation
La métaphore hyperbolique associe l’insensibilité à la pierre. Cette exagération caricature le discours amoureux et révèle l’artifice du langage. Le spectateur reconnaît ici une parodie des récits galants.
Idée
L’amour est présenté comme une force de domination.
Citation
« Son œil vainqueur / Par une douce force assujettit mon cœur »
Interprétation
Le champ lexical de la guerre (« vainqueur », « assujettit ») mêlé à l’oxymore implicite (« douce force ») transforme l’amour en conquête. Cette rhétorique excessive accentue le caractère factice du récit et renforce le comiqu.
Conclusion
Dans cette scène, Corneille construit le mensonge de Dorante comme une véritable performance théâtrale. Grâce à une parole maîtrisée, riche en figures de style — hyperboles, métaphores, suspensions, champs lexicaux détournés — le mensonge devient un spectacle en soi. La comédie naît de cette virtuosité verbale : Dorante ne se contente pas de mentir, il joue, improvise et séduit par le langage. Le mensonge apparaît ainsi comme l’essence même de la comédie, art de l’illusion assumée.