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A propos de l'auteur

  • Valérie PEREZ

    Fondatrice de ce site et auteur de la majorité des articles mis en ligne.
    Professeur agrégée et docteur en philosophie.

Toutes les référence renvoient à l’édition de poche.

La problématique de cette étude est fondée sur la citation d’une lettre de Diderot à Sophie Volland, de septembre 1769. Nous reprenons les citations d’Isabelle et Jean-Louis Vissière dans leur article « Les délires de la raison » in Le Rêve de D’Alembert, Le fils naturel et les écrits annexes, Diderot ouvrage dirigé par jean-Louis Tritter, édition Ellipse 2000.
Dans cette correspondance, Diderot évoque la composition du Rêve de D’Alembert en ces termes : « Cela est […] de la philosophie la plus profonde » mais c’est aussi une « fantaisie », « de la plus haute extravagance ». « Il n’est pas possible d’être plus profond et plus fou ».

C’est autant la structure de l’œuvre, que le contenu de ses dialogues et ses personnages qui nous permettent d’analyser Le Rêve de D’Alembert à la lumière de deux notions qui paraissent s’opposer mais qui en fait sont à la base de la rédaction de ce texte original que Diderot a composé en seulement deux semaines.

Raison et déraison s’affrontent à travers des personnages : l’un est un philosophe qui rêve, l’autre représente le sens commun teinté d’ignorance et de naïveté, et le troisième l’autorité scientifique. Mais elles s’affrontent aussi à travers des thèmes aussi sérieux que le mystère des origines, l’univers ou l’éternité des temps (voir p.82).
Problématique : dans quelle mesure la déraison dans Le rêve de D’Alembert permet-elle à la raison de progresser ?

I/ « Cela avait tout l’air du délire » (p.67) : Une composition littéraire originale

1)La poésie de la raison et de la déraison … la poésie.

Variations lexicales autour de la déraison : « rêvasserie », « rêve », « délire », « galimatias » : la déraison est du côté du langage, et en particulier du langage poétique.
Bordeu le confirme qui commente ainsi les propos du rêveur : « savez-vous que ce rêve est fort beau, et que vous avez bien fait de l’écrire. » p. 72.

Voir aussi la définition de Bordeu dans la Suite de l’entretien p. 174 : « l’art de créer des êtres qui ne sont pas, à l’imitation de ceux qui sont, est de la vraie poésie. » : texte nourri de mythologie et de contes merveilleux : le cyclope et autres monstres (voir p. 113, 121-122, 126, 141, 162, etc.).

2)La mise en scène du rêve (du côté de la déraison) et des théories de Bordeu (du côté de la raison) … le théâtre.

3)Différentes voix pour un même discours … le récit.

Diderot exploite les multiples ressources du récit : rêve à deux voix, son récit et son analyse : multiplication des points de vue. Voir aussi les récits concernant deux hommes qui avaient perdu la raison puis l’ont retrouvée.

II/ Vers une méthode de recherche

1)La déraison comme voie d’accès à la raison : voir notamment les explications que Bourdeu donne des propos du rêveur.

2)L’esprit d’analyse :

le rêve permet de dévoiler des vérités cachées au moyen de déductions logiques, d’associations d’idées, etc. Idem pour la déraison ou la folie, voir p.113 : « Il me vient des idées bien folles. ». L’on cherche aussi la raison de tel ou tel phénomène, p. 106 : p. 122 « Et la raison de ces sensations bizarres ? » ; « Mais quelle raison avez-vous de cette multiplicité de sensations plus douloureuses qu’agréables dont il vous plaît de nous gratifier ? La raison ? C’est que nous les discernons en grande partie. »
On pourrait rechercher tous les termes qui, comme dans cet exemple, définissent les opérations de l’esprit : discerner, saisir, tirer des conséquences (p. 104), former des conjectures (p. 99), entendre (p.96 etc), la comparaison (p.116), conclure (p.124), etc.

3)Comprendre le mystère de la vie : L’Entretien entre D’Alembert et Diderot c’est l’autre face du Rêve de D’Alembert : l’un serait du côté de la raison, l’autre de la déraison.

III/ Raison, déraison : l’aboutissement d’un discours philosophique

1)Le rêveur : comme le Tahitien du Supplément au voyage de Bougainville, il sert de révélateur : derrière un discours en apparence décousu se cache, pour qui sait l’entendre, une philosophie qui prolonge celle de L’Entretien et que Mademoiselle de L’Espinasse ne peut comprendre, à la différence du lecteur.
Il y a donc bien une pensée philosophique qui a commencé dans un dialogue plus conventionnel, et qui se poursuit dans Le Rêve.
Mademoiselle de L’Espinasse, porte-parole du sens commun, permet, par ses interrogations, l’explicitation des théories philosophiques de ce texte. Ainsi, comme figure du lecteur elle finit par se laisser convaincre car ce qui semble déraison à l’homme du commun relève de la raison pour le philosophe et l’homme de science. Elle finit par admettre (p.130) que le rêve de d’Alembert « ressemblait (…) à du délire » mais n’en était pas. Les rôles sont inversés : c’est à présent d’Alembert qui reproche à ses amis d’extravaguer » p. 132 : « Allez, vous extravaguez avec vos moines, vos abeilles, votre grappe et votre couvent. »

2)L’approfondissement de grandes questions philosophiques : par exemple celle de la création d’un être vivant (L’entretien) à sa croissance (Le Rêve) : sur cette question voir l’article de Colas Duflo « Une assez belle excursion. A quoi rêvent les philosophes ? » Ouvrage cité, Ellipses, 2000.
A côté de la philosophie traditionnelle qui traite aussi de ces questions, Diderot exploite les ressources d’une déraison faites à la fois de délires de l’imagination et de rêves qui finalement ne diffèrent en rien de la pleine conscience, de la raison.

3)Le rêveur, en tant que personnage et porte-parole de la philosophie permet de faire passer des idées audacieuses telles que l’indépendance de chaque membre du corps humain, le microcosme (tout l’univers dans une goutte d’eau), la matière et ses propriétés, etc.
On y reconnaît aussi certains principes de la philosophie de d’Alembert : voir par exemple p. 88 où il est questions de notions qui sont suffisamment claires pour qu’il ne soit pas utile de les définir. Véronique Le Ru dans Jean Le Rond, d’Alembert philosophe, Vrin, 1994, parle de sa « croyance en un sens commun (p. 31, op. cit.) : « notons que sa conception des notions les plus claires est proche de la conception pascalienne des termes primitifs : ces notions sont indéfinissables et sont reçues pour tous les hommes ».