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A propos de l'auteur

  • Valérie PEREZ

    Fondatrice de ce site et auteur de la majorité des articles mis en ligne.
    Professeur agrégée et docteur en philosophie.

Jules Laforgue et les décadents

1) Qu’est-ce que la Décadence ?

Citation d’un article de V. Jankélévitch, « La Décadence », in Revue de métaphysique et de morale, n°4,1950.

« Le décadent qui prend goût aux modes de 1900, raffole de romances démodées, réhabilite les chef-d’œuvres méconnus, (…) l’amateur décadent s’intéresse à la décadence elle-même, _ à la basse latinité ou aux fastes du second Empire ; le charme mélancolique des civilisations finissantes ne le laisse pas insensible. A la nature l’abstraite surconscience préfère les sous-produits secondaires et tertiaires de l’artifice : aux fleurs naturelles, les fleurs artificielles, à l’original le daguerréotype, au modèle la copie. »

La décadence apparaît à la fin du XIXème siècle, à contre courant de la référence quasi universelle du progrès humain. Voir Préface de Mademoiselle de Maupin : « Mon Dieu ! que c’est une sotte chose que cette prétendue perfectibilité du genre humain dont on nous rebat les oreilles ! »

Dés les années 80, la « fin-de-siècle », avec toutes ses connotations ambiguës, obsède les esprits. Les fins de civilisations sont à la mode, en littérature et en peinture (Byzance, Babylone). Joséphin Péladan écrit son éthopée La Décadence latine.

La génération qui atteint 20 ans en 1875 et dans les années suivantes s’empare de la notion de décadence, autant par bravade et dérision que par délectation morose. Elle définit son état d’âme par cette citation du sonnet de Verlaine Langueur parut dans Le Chat Noir du 26 mai 1883 : « Je suis l’Empire à la fin de la décadence ».

Le sentiment qui domine, est celui d’être arrivé trop tard dans un monde trop vieux, sentiment que Bourget résume par ces mots : une « mortelle fatigue de vivre » ; citation de Musset (Rolla) citée par Bourget dans Théorie de la Décadence in Essais (1883) repris dans les Essais de psychologie contemporaine : « je suis venu trop tard dans un monde trop vieux ». Dans ce texte Bourget cite aussi La Bruyère : « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille qu’il y a des hommes et qui pensent. » Voir aussi le texte de Laforgue Trop tard in Le sanglot de la terre.

Bourget dit encore, tentant de définir la littérature de décadence : « Le psychologue que j’imagine raisonnerait de même à l’endroit des littératures de décadence [il était auparavant question de civilisation]. Il dirait : « Ces littératures non plus n’ont pas de lendemain. Elles aboutissent à des altérations de vocabulaire, à des subtilités de mots qui rendront ce style inintelligible aux générations à venir. Dans cinquante ans, la langue des frères de Goncourt, par exemple, ne sera comprise que des spécialistes. Qu’importe ? Le but de l’écrivain est-il de se poser en perpétuel candidat devant le suffrage universel des siècles ? Nous nous délectons dans ce que vous appelez nos corruptions de style, et nous délectons avec nous les raffinés de notre race et de notre heure. » (Paul Bourget, Essai de psychologie contemporaine, Plon, 1924). Les réflexions de Bourget se poursuivent ensuite en analysant Baudelaire comme un auteur décadent : il souligne le goût de celui-ci pour ce qui est morbide et artificiel. Baudelaire est ensuite qualifié d’un « des éducateurs préférés de la génération qui vient. »

Voir aussi la fin du chap. XIV d’A rebours : « la décadence d’une littérature, irréparablement atteinte dans son organisme, affaiblie par l’âge des idées, épuisée par les excès de la syntaxe, sensible seulement aux curiosités qui enfièvrent les malades et cependant pressée de tout exprimer à son déclin, acharnée à vouloir réparer toutes les omissions de jouissance, à léguer les plus subtils souvenirs de douleur ». Bourget parle lui aussi d’organisme.

Mallarmé, Verlaine, Huysmans, Péladan : la décadence, qui est d’abord un cri de ralliement, une prise conscience esthétique, devient finalement une école qui se définit par rapport aux classiques, aux réalistes et aux naturalistes : voir extrait de la revue « Le Décadent » du samedi 12 juin 1886.

Résumons l’esprit de décadence, dont l’attitude de des Esseintes représente un accomplissement parfait : tentation de l’artificiel, puisque la nature ne peut rien apporter de nouveau ; recours à toutes sortes de raffinements, en sombrant dans tous les excès ; et en même temps, on s’isole de la société pour aller à la recherche de sensations rares au cœur d’un univers artificiel. Et si le poète sombre dans la névrose ou l’ennui (le taedium vitae), il n’en garde pas moins en contrepartie l’esprit de blague (évident chez Laforgue, voir par exemple la Complainte sur certains ennuis p. 109, et la Complainte-Placet de Faust fils p. 58).

Sur ce sujet vous lirez avec profit l’admirable anthologie de Daniel Grojnowski et Bernard Sarrazin : L’esprit fumiste et les rires fin de siècle aux éditions José Corti, 1990.

2) Décadence et impressionnisme

L’esprit décadent, en tant que mouvement littéraire, est aussi lié à l’impressionnisme pictural : ils ont en commun la découverte du charme de la vie quotidienne : le poète, comme le peintre cherche à saisir les aspects de la vie réelle tout en s’abandonnant aux sensations qu’il procure.

L’impressionnisme est la forme décadente de la peinture : affinité de regard entre les peintres et les écrivains.

Cela est très net dès les années 1880 qui voit s’épanouir bon nombre de revues et de petits textes qui tiennent à la fois de poèmes en prose à la manière de Baudelaire, et de la brève chronique. Le mot « impression » apparaît très souvent dans leur titre. Voir ce qui est dit sur les revues littéraires dans l’introduction p. 7 de l’édition des Complaintes de Laforgue.

Caractéristiques de l’impressionnisme en littérature

Il donne l’illusion de notes prises sur le vif, de surprendre les instants de la vie quotidienne, comme le font croquis et scènes de rue. Un bon exemple : les « Paysages belges » des Romances sans paroles de Verlaine : voir par exemple Bruxelles Simples Fresques :

« Le château, tout blanc,

Avec, à son flanc,

Le soleil couché.

Les champs à l’entour…

Oh ! que notre amour

N’est-il là niché ! »

Les structures logiques de la phrase disparaissent au profit d’une succession discontinue de noms, sans organisation rhétorique : exprimer la sensation. On retrouve ce style dans Les Complaintes de Laforgue :

« Des prairies adorables,

Loin des mufles des gens ;

Et, sous les ciels changeants,

Maints hamacs incassables ! »

in Complainte des formalités nuptiales p.98.

Attention, les décadents ne se réfèrent pas aux Romances sans paroles, mais comme Verlaine, ils s’interrogent sur la possibilité de transposer dans le domaine littéraire le regard du peintre impressionniste.

L’activité créatrice du poète décadent est à mettre en parallèle avec celle du peintre. Si l’un manie les mots, l’autre manie la peinture, dans l’objectif commun de faire du nouveau. Cette recherche sur le langage et sur la modernité est notamment formulée par Anatole Baju, porte-parole des Décadents : « que les futurités littéraires se mettent à l’œuvre. Un art nouveau, quintessencié, plus impalpable encore sortira de ce gâchis chaotique. » (Le Décadent, 24 avril 1886).

Au sujet de cette poésie du quotidien, voir les complaintes suivantes :

- C. d’un certain dimanche ;

- C. d’un autre dimanche ;

- C. de la fin des journées ;

- C. des printemps ;

- C. de l’automne monotone ;

- C. des bons ménages ;

- Etc.

La décadence n’aura été qu’un courant éphémère : apparition du symbolisme à partir de 1885 (on passe de la sensation simplement constatée à la recherche de sa signification). Mais cette apparition du symbolisme n’exclut pas cependant l’esprit décadent.

Conclusion :

Points commun entre la décadence et l’impressionnisme :

1) Participation au monde de la sensation.

2) Sensibilité à la présence du paysage urbain.

3) Nécessité d’une expression neuve.

Bref aperçu de ces trois points dans Les Complaintes :

1) Le monde de la sensation

Anatole Baju fondateur de la revue Le Décadent (voir plus haut) réclame « une poésie vibrante et sonore où l’on sent passer comme des frissons de vie » et veut « noter l’idée dans la complexité de ses nuances les plus fugaces ».

· le corps, la sensualité : voir la Complainte des voix sous le figuier boudhique (p.61) ; champ lexical du corps très significatif ; exemple :

« Reviens, vagir parmi mes cheveux, mes cheveux

Tièdes, Je t’y ferai des bracelets d’aveux ! »

Reprise comique plus loin du motif de la chevelure : « Bestiole à chignon », « Ô femme, mammifère à chignon ».

Notations impressionnistes : « Yeux désolés, bouche ingénue » ; « Yeux trop mûrs, mais bouche ingénue ;/ Œillet blanc, d’azur trop veiné ; » (Complainte de la bonne Défunte p. 71)

Voir aussi la Complainte des nostalgies préhistoriques p. 91.

· les parfums : « usine de sève aux lymphatiques parfums » (Complainte à Notre-Dame des Soirs).

· L’ouïe : « On entend les étoiles » in Complainte de cette bonne lune ;

2) Sensibilité à la présence du paysage urbain

Complainte d’un autre dimanche (p.76) :

« C’était un très au vent d’octobre paysage,

Que découpe, aujourd’hui dimanche, la fenêtre, »etc.

Complainte des nostalgies préhistoriques (p.91) :

« La nuit bruine sur les villes. »

Complainte de l’automne monotone (p. 87)

« Le vent, la pluie, oh ! le vent, la pluie ! »

3) Nécessité d’une expression neuve

« Vos Rites, jalonnés de sales bibliothèques,

Ont voûté mes vingt ans, m’ont tari de chers goûts »

(Complainte à Notre-Dame des Soirs)

Bouleversement de la syntaxe (très nombreux exemples, presque dans chaque complainte) : « Jolie ou vague ? triste ou sage ? encore pure ? (= phrases adjectivales)

Ô jours, tout m’est égal ? ou monde, moi je veux ? »

(Complainte des pianos qu’on entend dans les quartiers aisés p. 68).

Création de mots : « Eternullité » ; « mon rêvoir » ; « hontes sangsuelles » (p. 63) ; « ces vendanges sexciproques » (p. 59)

Orthographe et langage familier (relevé aisé à faire !)

Mélange des tons :

Complainte des printemps (p. 85) :

« Permettez, ô sirène,

Voici que votre haleine

Embaume la verveine ;

C’est l’printemps qui s’amène ! »