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A propos de l'auteur

  • Valérie PEREZ

    Fondatrice de ce site et auteur de la majorité des articles mis en ligne.
    Professeur agrégée et docteur en philosophie.

Accueil || Licence de Lettres || HISTOIRE LITTÉRAIRE || Diderot textes à lire

Diderot, De la poésie dramatique (1758)

« Je suppose donc que deux hommes, incertains s’ils ont à être mécontents ou satisfaits l’un de l’autre, en attendent un troisième qui les instruise : que diront-ils jusqu’à ce que ce troisième soit arrivé ? Rien. Ils iront, ils viendront, ils montreront de l’ impatience ; mais ils se tairont. » (1337).

« Combien d’endroits où Plaute, Aristophane et Térence ont embarrassé les plus habiles interprètes, pour n’ avoir pas indiqué le mouvement de la scène ! Térence commence ainsi Les Adelphes : " Storax... Eschinus n’est pas rentré cette nuit. " qu’est-ce que cela signifie ? Micion parle-t-il à Storax ? Non. Il n’y a point de Storax sur la scène dans ce moment ; ce personnage n’est pas même de la pièce. Qu’est-ce donc que cela signifie ? Le voici. Storax est un des valets d’Eschinus. Micion l’appelle ; et Storax ne répondant point, il en conclut qu’ Eschinus n’ est pas rentré. Un mot de pantomime aurait éclairci cet endroit. » (p. 1338)

« Si un poète a mis sur la scène Oreste et Pylade, se disputant la mort, et qu’il ait réservé pour ce moment l’approche des euménides, dans quel effroi ne me jettera-t-il pas, si les idées d’Oreste se troublent peu à peu, à mesure qu’il raisonne avec son ami ; si ses yeux s’égarent, s’il cherche autour de lui, s’il s’arrête, s’il continue de parler, s’il s’arrête encore, si le désordre de son action et de son discours s’accroît ; si les furies s’emparent de lui et le tourmentent ; s’il succombe sous la violence du tourment ; s’il en est renversé par terre,
si Pylade le relève, l’appuie, et lui essuie de sa main le visage et la bouche ; si le malheureux fils de Clytemnestre reste un moment dans un état d’agonie et de mort ; si, entr’ouvrant ensuite les paupières, et semblable à un homme qui revient d’une léthargie profonde, sentant les bras de son ami qui le soutiennent et qui le pressent, il lui dit, en penchant la tête de son côté, et d’une voix éteinte : "Pylade, est-ce à toi de mourir ? " quel effet cette pantomime ne produira-t-elle pas ? Y a-t-il quelque discours au monde qui m’affecte autant que l’action de Pylade relevant Oreste abattu, et lui essuyant de sa main le visage et la bouche ? » (p. 1338-1339)

Le neveu de Rameau (1779) :

« Je suis trop lourd pour m’elever si haut. J’ abandonne aux grues le sejour des brouillards. Je vais terre a terre. Je regarde autour de moi ; et je prends mes positions, ou je m’ amuse des positions que je vois prendre aux autres. Je suis excellent pantomime ; comme vous en allez juger. Puis il se met a sourire, a contrefaire l’homme admirateur, l’homme suppliant, l’ homme complaisant ; il a le pié droit en avant, le gauche en arriere, le dos courbé, la tete relevée, le regard comme attaché sur d’autres yeux, la bouche entrouverte, les bras portés vers quelqu’ objet ; il attend un ordre, il le reçoit ; il part comme un trait ; il revient, il est executé ;il en rend compte. Il est attentif a tout ; il ramasse ce qui tombe ; il place un oreiller ou un tabouret sous des piés ; il tient une soucoupe, il aproche une chaise, il ouvre une porte ; il ferme une fenetre ; il tire des rideaux ; il observe le maitre et la maitresse ; il est immobile, les bras pendants ; les jambes paralleles ; il ecoute ; il cherche a lire sur des visages ; » (texte distribué)

« Le roi prend une position devant sa maitresse et devant *Dieu ; il fait son pas de pantomime. Le ministre fait le pas de courtisan, de flatteur, de valet ou de gueux devant son roi. La foule des ambitieux dansent vos positions, en cent manieres plus viles les unes que les autres, devant le ministre. L’ abbé de condition en rabat, et en manteau long, au moins une fois la semaine, devant le depositaire de la feuille des benefices. »

« Sa voix alloit comme le vent, et ses doigts voltigeoient
sur les touches ; tantot laissant le dessus, pour
prendre la basse ; tantot quittant la partie
d’ accompagnement, pour revenir au dessus. Les passions
se succedoient sur son visage. On y distinguoit la
tendresse, la colere, le plaisir, la douleur. On sentoit
les piano, les forte. Et je suis sur qu’ un plus habile
que moi auroit reconnu le morceau, au mouvement, au
caractere, a ses mines et a quelques traits de chant
qui lui echappoient par intervalle. Mais ce qu’ il y
avoit de bizarre ; c’ est que de tems en tems, il
tatonnoit ; se reprenoit, comme s’ il eut manqué et se
depitoit de n’ avoir plus la piece dans les doigts. »

L’abbé Batteux, Les Beaux-arts réduits à un même principe, 1746, p. 254-255, PARTIE 3 SECTION 3 CHAPITRE 1

on doit connoître la nature de la
musique et de la danse, par
celle des tons et des gestes.
les hommes ont trois moyens
pour exprimer leurs idées et leurs
sentimens ; la parole, le ton de la
voix, et le geste. Nous entendons
par geste, les mouvemens extérieurs,
et les attitudes du corps : gestus,
dit Ciceron, est conformatio quaedam
et figura totius oris et corporis .
J’ ai nommé la parole la premiere,
parce qu’ elle est en possession du premier
rang ; et que les hommes y font
ordinairement le plus d’ attention.
Cependant les tons de la voix et les
gestes, ont sur elle plusieurs avantages :
ils sont d’ un usage plus naturel :
nous y avons recours quand les
mots nous manquent ; plus étendu :
c’ est un interpréte universel qui nous
suit jusqu’ aux extrémités du monde,
qui nous rend intelligibles aux nations
les plus barbares, et même aux
animaux. Enfin ils sont consacrés
d’ une manière spéciale au sentiment.
La parole nous instruit, nous convainc,
c’ est l’ organe de la raison :
mais le ton et le geste sont ceux
du coeur : ils nous émeuvent, nous
gagnent, nous persuadent. La parole
n’ exprime la passion que par le
moyen des idées auxquelles les sentimens
sont liés, et comme par réflexion.
Le ton et le geste arrivent au
coeur directement et sans aucun détour. En un mot la parole
est un langage d’ institution, que les
hommes ont fait pour se communiquer
plus distinctement leurs idées :
les gestes et les tons sont comme
le dictionnaire de la simple nature ;
ils contiennent une langue que nous
savons tous en naissant, et dont
nous nous servons pour annoncer
tout ce qui a rapport aux besoins et
à la conservation de notre être : aussi
est-elle vive, courte, énergique. Quel
fonds pour les arts dont l’ objet est
de remuer l’ame, qu’un langage dont
toutes les expressions sont plutôt
celles de l’ humanité même, que
celle des hommes !


Hisashi Ida, « La « pantomime » selon Diderot. Le geste et la démonstration morale », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie [En ligne], 27 | 1999

« Diderot définit la pantomime comme expression du discours par des
gestes en l’opposant à la simple action du corps. Cela revient à dire que la
pantomime doit inévitablement avoir recours à de nombreux gestes qui
puissent remplacer les signes d’institution composant un discours écrit ou
prononcé. Bien que la pantomime se définisse ordinairement comme art de
s’exprimer par gestes sans recourir au langage, elle constitue une langue de
gestes qui nécessite une connaissance préalable des signes et des
conventions qui lui sont propres. »

« Dans la théorie esthétique de Diderot, la force persuasive de la
pantomime s’explique par l’unité pittoresque des « tableaux » qu’elle
forme, qui permettent aux spectateurs une perception instantanée et totale
des images sensibles dont le poète s’est inspiré en créant sa pièce et qu’il
veut rendre présentes à leur esprit par le jeu des acteurs. Diderot affirme par
ailleurs que le jeu de la pantomime affecte les spectateurs plus profondément
que les mots, parce qu’il rend visible et « donne corps » littéralement aux
sentiments et idées des personnages, que les signes conventionnels et
abstraits ne sont pas à même d’exprimer. L’art du geste dans le théâtre et la
peinture se définit selon Diderot comme une technique de démonstration
morale, qui ressortit à la tradition oratoire et codée de l’expression des
passions, mais qui la décline vers l’expression de l’individu en lui assignant
une fonction de plus en plus sociale et morale. »


Le Paradoxe sur le comédien

Si le comédien était sensible, de bonne foi lui serait-il permis de jouer deux fois de suite un
même rôle avec la même chaleur et le même succès ? Très chaud à la première représentation, il serait épuisé et froid comme un marbre à la troisième. Au lieu qu’imitateur attentif et disciple réfléchi de la nature, la première fois qu’il se présentera sur la scène sous le nom d’Auguste, de Cinna, d’Orosmane, d’Agamemnon, de Mahomet, copiste rigoureux de lui-même ou de ses études, et observateur continu de nos sensations, son jeu, loin de s’ affaiblir, se fortifiera des réflexions nouvelles qu’il aura recueillies ; il s’ exaltera ou se tempérera, et vous en serez de plus en plus satisfait. S’il est lui quand il joue, comment cessera-t-il d’ être lui ? S’il veut cesser d’être lui, comment saisira-t-il le point juste auquel il faut qu’il se place et s’arrête ?


Quel jeu plus parfait que celui de la Clairon ? Cependant suivez-la, étudiez-la, et vous serez convaincu qu’à la sixième représentation elle sait par cœur tous les détails de son jeu comme tous les mots de son rôle. Sans doute elle s’est fait un modèle auquel elle a d’abord cherché à se conformer ; sans doute elle a conçu ce modèle le plus haut, le plus grand, le plus parfait qu’il lui a été possible ; mais ce modèle, qu’elle a emprunté de l’histoire, ou que son imagination a créé comme un grand fantôme, ce n’est pas elle ; si ce modèle n’était que de sa hauteur, que son action serait faible et petite ! Quand, à force de travail, elle a approché de cette idée le plus près qu’elle a pu, tout est fini ; se tenir ferme là, c’est une pure affaire d’exercice et de mémoire. Si vous assistiez à ses études, combien de fois vous lui diriez : Vous y êtes !... combien de fois elle vous répondrait : Vous vous trompez !… (p. 1381).


« Voyez les femmes, elles nous surpassent certainement et de fort loin en sensibilité ; quelle comparaison d’elles à nous dans les instants de la passion ? Mais autant nous le leur cédons quand elles agissent, autant elles restent au-dessous de nous quand elles imitent. La sensibilité n’est jamais sans faiblesse d’organisation. La larme qui s’échappe de l’homme vraiment homme nous touche plus que tous les pleurs d’une femme. »