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A propos de l'auteur

  • Lucie Boura

    Étudiante en 2ème année de licence de Lettres modernes à l’université de La Rochelle.

Accueil || Licence de Lettres || Tocqueville || « Comment la démocratie modifie les rapports du serviteur et du maître »

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome 1, 3è partie, chapitre 5 : « Comment la démocratie modifie les rapports du serviteur et du maître », p246-257, édition Gallimard, collection Folio histoire.

Tocqueville traite dans ce chapitre de l’inégalité entre maître et serviteur, et compare la situation de servitude en régime aristocratique et démocratique pour mieux analyser cette inégalité, prenant respectivement l’Angleterre et la France comme exemples.

L’aristocratie se compose de classes sociales immuables, aux règles non moins immuables, réduisant les chances de promotion sociale. On peut relever de nombreuses occurrences dénotant cette fixité page 247. « Les serviteurs forment une classe particulière qui ne varie pas plus que celle des maîtres. Un ordre fixe ne tarde pas à y naître » (§2), « les générations s’y succèdent sans que les positions changent » (§2), « on y envisage les différences de la vie sous un jour particulier qui ne change pas » (§4), « ils reconnaissent des règles fixes » (§4), « il y règne des habitudes réglées, une police » (§4). On peut ici noter l’usage intéressant du verbe « régner », qui assoit davantage l’autorité sous le joug de laquelle la classe des serviteurs est placée, sa pérennité ainsi que celle de ces « règles fixes » qui se sont instaurées au fil du temps.

« Chez les peuples aristocratiques, le pauvre est apprivoisé, dès l’enfance, avec l’idée d’être commandé » (p248-249). Dès leur plus jeune âge, ceux qui naissent dans la caste destinée à la domesticité grandissent avec « l’image de la hiérarchie et l’aspect de l’obéissance » (§1, p249). « Dans les aristocraties, le serviteur occupe une position subordonnée, dont il ne peut sortir ; près de lui se trouve un autre homme, qui tient un rang supérieur qu’il ne peut perdre. » (§3, p250). Il y a ici un parallélisme dans la construction de la phrase qui met en avant la distance infranchissable présente entre la condition de l’un et de l’autre, une différence telle que la question de l’égalité ou de l’inégalité ne se pose plus, laissant place à une considération plus pragmatique : les choses sont ainsi, elles l’ont toujours été et le resteront toujours. « D’un côté, l’obscurité, la pauvreté, l’obéissance à perpétuité ; de l’autre, la gloire, la richesse, le commandement à perpétuité » (§3, p250). Cette phrase, qui suit la précédente citation, est construite sur le même parallélisme, lequel, appuyé de deux rythmes ternaires, renforce la radicale différence entre maître et serviteur ainsi que la notion d’immutabilité entre ces deux conditions déjà évoquées.

« Ce sont deux sociétés superposées l’une à l’autre, toujours distinctes, mais régies par des principes analogues » (§2, p247). Ainsi, « il finit par naître, au milieu d’eux, de certaines notions permanentes de juste et d’injuste » (§4, p247). Puisqu’aucun changement n’est envisageable, chaque caste a ses règles et sa hiérarchie, sa police et son honneur. « L’état de domesticité n’abaisse point l’âme de ceux qui s’y soumettent, parce qu’ils n’en connaissent et qu’il n’en imaginent pas d’autres, et que la prodigieuse inégalité qui se fait voir entre eux et leur maître leur semble l’effet nécessaire et inévitable de quelque loi cachée de la Providence » (§2, p256). La question de l’égalité ne se pose pas, parce que l’inégalité est clairement présente et presque naturelle. De fait, c’est elle qui assure un système fiable et inébranlable dans les aristocraties, ce qui ne peut pas se faire dans les démocraties.

Car « dans les démocraties, les serviteurs ne sont pas seulement égaux entre eux ; on peut dire qu’ils sont, en quelque sorte, les égaux de leurs maîtres » (§3, p252). En démocratie, le maître et le domestique ne doivent leur condition respective que grâce à un contrat qui définit un rapport de domination entre deux individus dans des limites d’acceptation convenues entre ceux-ci. En-dehors de ce contrat, ces deux individus sont deux hommes égaux à tous les autres, deux citoyens avec les mêmes droits et devoirs. « Au fond de leur âme, le maître et le serviteur n’aperçoivent plus entre eux de dissemblance profonde, et ils n’espèrent ni ne redoutent d’en rencontrer jamais. Ils sont donc sans mépris et sans colère, et ils ne se trouvent ni humbles ni fiers en se regardant. » (§3, p253)

Il n’y a plus de castes assignées à un rôle précis, mais un groupe d’individus qui se mettent d’accord pour effectuer certaines tâches, abolissant volontairement, temporairement et surtout partiellement l’égalité qui les caractérise. Il n’en reste pas moins que l’un est au service de l’autre et y met toute la diligence convenue, puisque le serviteurs « se respectent assez eux-mêmes pour ne pas refuser à leurs maîtres une obéissance qu’ils ont librement promise » (§1, p255). Ainsi, Tocqueville prend l’exemple d’un soldat qui se sait parfaitement égal aux officiers les plus gradés dans le civil, mais qui n’en est pas moins prompt à obéir une fois sous le drapeau (§5, p253).

Dans les pays aristocratiques, maîtres et domestiques entretiennent des relations d’apparence stricte et froide. Mais la pérennité de cette relation fait qu’ « ils tiennent d’ordinaire fermement l’un à l’autre » (§1, p254). Dans les pays démocratiques, les individus sont égaux et libres d’établir leurs contrats pour la durée qu’il leur plaît. « Chez ces peuples, le serviteur se considère toujours comme un passant dans la demeure de ses maîtres. Il ’a pas connu leurs aïeux et ne verra pas leurs descendants ; il n’a rien à attendre de durable » (§3, p254). Ce qui implique que les liens d’estime qu’il y a en général en aristocratie grâce à la longue collaboration entre les familles des maîtres et des domestiques ne se retrouvent pas en démocratie, et font des individus des gens forts proches sur le plan physique, mais de parfaits étrangers sur le plan spirituel. Et si dans les pays aristocratiques, la pérennité d’une domination imposée donnait son sens à la dignité des maîtres comme celle des domestiques, dans les pays démocratiques, c’est sa brièveté qui rend la situation viable, pour l’un comme pour l’autre, car l’inégalité créée entre le maître et le serviteur n’est pas permanente, elle est librement choisie et déterminée dans le temps, la rendant supportable.

Cependant, Tocqueville soulève, de façon plus ou moins implicite, les difficultés dans l’application concrète de la théorie de la démocratie dans le cas de la France. « Mais que dirai-je de ces tristes et turbulentes époques durant lesquelles l’égalité se fonde au milieu du tumulte d’une révolution, alors que la démocratie, après s’être établie dans l’état social, lutte encore avec peine contre les préjugés et les mœurs ? » (§5, p255). La situation instable d’une démocratie nouvelle bâtie dans la rébellion rend la domination d’un individu par un autre précaire dans ce contexte particulier. Car « dans le secret de son âme, le maître estime encore qu’il est d’une espèce particulière et supérieure ; mais il n’ose le dire » (§6, p255), et il vient à en perdre « pour ses serviteurs les sentiments protecteurs et bienveillants qu’un long pouvoir incontesté fait toujours naître » (§1, p256), il s’attend à ce que, dans cette situation nouvelle, son serviteur ait gardé tout de même l’attitude du domestique de l’aristocratie, dévoué, fidèle et satisfait de sa situation.

De son côté, l’individu qui s’est mis au service d’un autre a conscience que sa servitude, bien que volontaire, n’a rien de juste, ni d’inébranlable. « Il ne la considère plus comme une obligation en quelque sorte divine, et il ne la voit point encore sous son aspect purement humain ; elle n’est à ses yeux ni sainte ni juste, et il s’y soumet comme à un fait dégradant et utile » (§4, p256). Leur perception de l’égalité en est brouillée : se trouve-t-elle dans cette servitude, ou bien en-dehors ? Cette incertitude les pousse à se révolter « au fond de leur cœur contre une infériorité à laquelle ils se sont soumis eux-mêmes et dont ils profitent. Ils consentent à servir, et ils ont honte d’obéir ; ils aiment les avantages de la solitude, mais point le maître » (p 256-257). Ils ont conscience que leur maître d’aujourd’hui peut être leur serviteur de demain, « ils sont disposés à considérer celui qui les commande comme l’injuste usurpateur de leur droit » (§1, p257). Et cela entraîne une rivalité, une hostilité qui sourde entre eux, veillant à ce que l’autre ne soit pas mieux loti que soi. « Entre eux flottent les rênes de l’administration domestique, que chacun s’efforce de saisir. Les lignes qui divisent l’autorité de la tyrannie, la liberté de la licence, le droit du fait, paraissent à leurs yeux enchevêtrées et confondues, et nul ne sait précisément ce qu’il en est, ni ce qu’il peut, ni ce qu’il doit » (§2, p257).

Selon Tocqueville, les États-Unis d’Amérique se situent entre ces deux exemples, entre l’Angleterre avec sa tradition domestique séculaire et strictement réglée, et la France avec sa jeune démocratie et sa situation paradoxale d’individus libres et égaux devant pourtant se soumettre l’un à l’autre. Il est cependant difficile d’en parler, puisque la situation politique diffère suivant les régions. « Au Sud de l’Union, l’esclavage existe. Tout ce que je viens de dire ne peut donc s’y appliquer. Au Nord, la plupart des serviteurs sont des affranchis ou des fils d’affranchis. Ces hommes occupent dans l’estime publique une position contestée : la loi les rapproche du niveau de leur maître ; les mœurs les en repoussent obstinément » (§ 5 et 6, p254). D’autres hommes, surtout en Nouvelle -Angleterre, se mettent au service d’autres moyennant salaire, « sans se croire naturellement inférieurs à celui qui les commande, ils se soumettent sans peine à lui obéir » (§7, p254).

La situation de servitude au Nord des États-Unis engage donc deux individus globalement libres et égaux, quoiqu’en dise l’opinion publique, ainsi qu’en démocratie, sans l’hostilité qui y règne, laissant place à la clarté et la simplicité dans les relations que l’on peut voir en aristocratie.

L.B.