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A propos de l'auteur

  • Émilie Devaux

    Étudiante en 2ème année de licence de Lettres modernes à l’université de La Rochelle.

Accueil || Licence de Lettres || Tocqueville || Comment, aux Etats-Unis, la religion sait se servir des instincts démocratiques

De la démocratie en Amérique II – Alexis de TOCQUEVILLE
Etude du chapitre V

Tocqueville a démontré la nécessité pour les hommes d’avoir des croyances dogmatiques – « opinions que les hommes reçoivent de confiance et sans les discuter » (Ch. 2 – P.20) – cela implique une autorité supérieure qui émet ces opinions. Dans une démocratie, les croyances dogmatiques peuvent-elles s’imposer ? Les hommes ne cherchent-ils pas la liberté et donc la liberté de conscience ? Les hommes qui « ne peuvent se passer de croyances dogmatiques » ont-ils des idées propres à eux ?

Les intensifs « très à souhaiter », « les plus désirables » laissent à penser que le conditionnement des hommes est nécessaire. Mais pourquoi, dans une société qui s’établit autour du libéralisme, semble-t-il indispensable qu’il y ait une unité de conscience ? L’essor du libéralisme est-il risqué ? Tocqueville fonde son propos sur « les seuls intérêts de ce monde », il faut donc que les croyances dogmatiques influent sur la cohésion de la société. De plus, il nuance le fait que les croyances dogmatiques religieuses sont sans doute celles qui importent le plus. Quel rôle peuvent alors jouer les croyances dogmatiques religieuses dans une société libérale et démocratique ?

Dans un premier temps, l’auteur s’emploie à démontrer la nécessité de l’existence de croyances dogmatiques religieuses et comment celles-ci s’imposent dans un environnement démocratique.
Pour Tocqueville, il semble irréfutable que « toute action humaine, quelle qu’elle soit, [naît] d’une idée très générale […] conçue de Dieu ». Il faut donc partir de l’état de fait que les sociétés américaines ont toutes adopté une croyance monothéiste. Ces religions établissent l’existence d’un Dieu qui définit pour l’homme les vérités générales « de ses rapports avec le genre humain, de la nature de leur âme et de leurs devoirs envers leurs semblables ». Dieu est-il à l’origine des idées démocratiques et libérales ? Est-ce pour cela que les croyances dogmatiques sont indispensables ? La négation exceptive souligne le fait que ces idées sont à l’origine de tout, de toute vie, de toute organisation. La certitude souligne un paradoxe puisque l’homme, par ces idées générales, se trouve en quelque sorte déterminé : doit-on parler d’égalité à la source de toute action ou bien de conditionnement ? Les hommes peuvent-ils s’éloigner de ces idées ? L’homme est-il incapable de créer ses propres « idées générales » ?
L’auteur élargit sa démonstration puisqu’il met en évidence une corrélation entre les croyances dogmatiques religieuses et l’organisation politique : douter des idées générales religieuses « condamnerait en quelque sorte au désordre et à l’impuissance ». Cette révélation expose l’idée de fatalité, aucune solution n’existe pour remédier à l’anarchie lorsque les hommes doutent. Les croyances dogmatiques en matière de religion trouvent donc tout leur intérêt pour les hommes, « un intérêt immense à se faire des idées bien arrêtées ». Le rôle de l’homme vis-à-vis des idées introduit un paradoxe : s’il est question de croyances dogmatiques, les hommes peuvent-ils les remettre en cause ? Dans quelle mesure la liberté d’opinion existe-elle ?

Le système d’antithèses permanentes permet à Tocqueville de démontrer l’utilité des croyances religieuses dogmatiques. En effet, la liberté est laissée aux hommes de se faire leurs propres idées sur la religion, et cela est indispensable au bon fonctionnement de la société. Pour autant, les superlatifs soulignent le paradoxe : l’homme est en grande difficulté pour formuler ses idées, d’autant plus quand il s’agit de religion ; il n’est donc pas en mesure de subvenir seul à l’organisation de la société, ou du moins, d’une société qui prodigue le bien être au plus grand nombre. Mais pourquoi l’homme ne parvient-il pas à arrêter ses idées ? L’auteur soumet l’idée d’une solitude non productive, mais dans une société démocratique où le peuple forme une unité, comment l’homme peut-il se retrouver « livré à lui-même » ? La solitude serait-elle une dérive du libéralisme et du principe d’égalité ? Elle porte ici une connotation négative qui s’oppose à la notion de liberté.
_ Par ailleurs, Tocqueville introduit une opposition entre raison et instinct (ou passion) : il ne s’agit pas pour l’homme de recevoir une opinion passivement comme c’est le cas pour les croyances dogmatiques, l’homme doit au contraire arrêter ses idées « par le seul effort de sa raison », cela implique une réflexion profonde pour établir des vérités générales. L’utilisation de la négation exceptive permet de mettre en évidence le fait que seule une minorité peut accéder à la raison et émettre des vérités générales. La répétition de l’adverbe intensif « très » montre la difficulté d’appartenir à cette minorité ; l’auxère renforce cette idée d’élite, de sélection. Mais alors, les hommes ne sont-ils pas égaux ? Cette minorité s’est libérée des « préoccupations ordinaires de la vie », elle s’intéresse donc au singulier et non à ce qui est commun à tous, cela ne soulève-t-il pas l’idée d’un affranchissement de la démocratie, d’une dérive du libéralisme ?
Des idées, l’auteur passe aux « vérités si nécessaires ». Quelles sont-elles ? Quelles vérités apportent les religions et en quoi sont-elles nécessaires ? Les atteindre demande un véritable travail qui relève « de beaucoup de temps et de soin », en effet, le doute est ici exclu puisqu’il s’agit de vérités. Or la raison ne permet-elle pas justement le doute, la remise en question ? Un paradoxe s’établit avec ce qui précède puisque la raison, qui permet le doute, doit par « son seul effort […] arrêter ses idées ». De plus, Tocqueville nomme « philosophes » cette minorité ; la philosophie ne tend-elle pas à remettre tout en question, comme le montre l’exemple de la maïeutique ? Pourquoi ces esprits seraient-ils plus aptes à trouver ces vérités ? Le terme « environnés » peut laisser penser que les philosophes échappent en quelque sorte à l’incertitude qui ne fait que graviter autour de eux ; mais finalement, ceux-ci ne sont parvenus qu’à « découvrir qu’un petit nombre de notions contradictoires » sans pouvoir, comme n’importe quel autre humain, en déceler les vérités. Les vérités n’apparaissent pas plus clairement aux philosophes, ils ne font que les incertitudes, bref sans pouvoir rétablir leurs vérités.
Pourtant, l’auteur insiste sur le fait que ces esprits se distinguent, l’hyperbolisme « fort au dessus » souligne l’opposition entre les philosophes et l’esprit humain et la « capacité moyenne des hommes ». Il y a une généralisation des hommes et de leur médiocrité qui renforce l’idée d’une inégalité. Par ailleurs, pourquoi les hommes, s’ils étaient capables de se livrer à ces études, n’auraient-ils pas « le loisir » de le faire ?
_ Tocqueville finit la première partie de sa démonstration en insistant sur un paradoxe : pour vivre et entreprendre, l’homme a besoin d’idées arrêtées sur Dieu et la nature humaine. Pourtant, c’est de vivre et d’entreprendre qui l’empêche de penser. Ainsi, l’homme peut-il tout de même vivre sans idées arrêtées ? S’il peut entreprendre, n’est-il pas condamné au « désordre et à l’impuissance » ? Cette situation « paraît unique » à l’auteur et ce par l’ampleur de la contradiction qui est soulignée par une série d’antithèses : les idées générales sont utiles à tous mais inaccessibles au plus grand nombre. Cela s’oppose à la notion de libéralisme, tout comme la volonté de « soustraire à l’action habituelle de la raison individuelle » l’élaboration d’idées générales puisque dans une démocratie, c’est la raison individuelle qui domine.
Les superlatifs « le plus à gagner et le moins à perdre » viennent renforcer la péroraison. L’auteur conclut alors en affirmant que les opinions sont nécessaires et légitimes et qu’elles doivent substituer les idées individuelles qui sont inaptes à définir des vérités générales.

La nécessité des croyances dogmatiques religieuses étant établie, Tocqueville s’attache ensuite à montrer la corrélation entre la religion et la sphère sociopolitique, avec une nuance puisque sa démonstration est « surtout vraie […] dans les pays libres ». Dans quelle mesure la religion intervient-elle dans l’organisation de la société ? Comment les opinions parviennent-elles à s’imposer dans un état libéral ? Quel rôle jouent les religions dans le bien-être du plus grand nombre ?
Tout d’abord, l’auteur souligne qu’il n’y a pas d’hégémonie d’une religion particulière en Amérique, puis il met en évidence un dessein commun à toutes les religions qui est de replacer l’esprit humain qui « flotte sans cesse ». Elles apportent à chaque question une solution « nette, précise, intelligible pour la foule et très durables ». Les religions se mettent à la portée du plus grand nombre et permettent de favoriser une organisation durable de la société, d’où l’interdépendance entre religion et sphère sociopolitique.
_ Cependant, on décèle rapidement une mise en garde ; les croyances religieuses peuvent-elles être dangereuses pour l’homme et la société ? Il semble que toutes les religions ne doivent pas être suivies. Les religions à suivre doivent répondre aux mêmes intentions. La religion ne doit pas empêcher le « libre essor de l’esprit humain », elle ne fait qu’imposer « un joug salutaire à l’intelligence ». La question se pose de savoir où s’arrête le joug des religions ? Dans quelle mesure l’esprit humain est-il libre ? Dans quelles circonstances la religion impose-t-elle un joug salutaire à l’intelligence ? Ne doit-on pas craindre des dérives qui détruiraient la société libérale ?
Une notion importante est le fait que la religion n’assure pas le pardon des hommes. Cependant, elle apporte aux hommes le bonheur et la grandeur sur terre. On retrouve là une préoccupation libérale des religions qui est non plus le bonheur dans l’autre monde mais le bonheur et le bien-être sur terre. Mais alors, Le bonheur et la grandeur des hommes sur terre sont-ils conditionnés par la religion ? L’homme n’est-il pas maître de son bonheur sur terre ?
_ Après avoir défini le rôle des religions vis-à-vis des hommes, Tocqueville établit le rapprochement entre religion et organisation politique et sociale : la religion permet l’unité d’une société. Pour justifier son propos, l’auteur élabore une simulation soutenue par des hypothèses. La perte d’une religion, due à la remise en question entraîne un bouleversement de la société qui n’a plus de cohésion. En effet, le doute ne permet plus à chaque individu de créer un lien avec les autres : les opinions ne se partagent plus, sont abandonnées, les hommes sont livrés à eux même et, leurs idées ne permettant plus de résoudre les problèmes inhérents aux humains, ils cessent de s’intéresser à la « destinée humaine ». Ainsi, la démocratie ne peut exister en l’absence de religion, l’une et l’autre sont liées.
_ L’auteur va plus loin dans son propos pour mettre en évidence le danger pour toute société du doute, de l’incertitude et de l’absence de religion. Cet état de fait n’est pas propice au bien-être des hommes, il « énerve » les âmes. La volonté des hommes s’affaiblit jusqu’à les confronter à la servitude : la liberté disparaît par l’absence de volonté, d’entreprise individuelle. Les hommes se « laissent prendre leur liberté » mais plus encore, ils livrent eux-mêmes leur liberté. Or n’est-ce pas l’esprit de la démocratie que la liberté ? Si l’unité disparaît dans une société, alors les hommes refusent leur liberté. Doit-on penser que les hommes sont effrayés par la liberté individuelle et l’individualisme ?

Tocqueville affirme que les hommes « s’effraient à l’aspect de cette indépendance sans limites » ; liberté religieuse mais aussi politique, puisque la corrélation est avérée. L’autorité est donc nécessaire dans les deux cas, les hommes la recherchent afin qu’elle définisse des limites à leur liberté. Ainsi, les incertitudes pourraient être canalisées. Cela s’explique : le doute entraîne un mouvement perpétuel dans « le monde des intelligences », on peut alors opposer le monde des essences – le monde des intelligences – et le monde matériel – le monde des sens – ne pouvant retrouver leurs anciennes croyances, décimées par le doute, et une stabilité, les hommes recherchent une autorité, « un maître » qui symbolise un certain équilibre. Les termes absolus « complète » et « entière » soulignent que l’homme ne peut être totalement livré à lui seul. C’est pourquoi, si l’homme doute, il faut qu’il « serve », qu’il livre sa liberté à un maître afin de retrouver une stabilité qui comble les mouvances du doute. S’il est libre, il doit croire.
_ Par ailleurs, Tocqueville émet l’hypothèse selon laquelle on peut évaluer plus facilement l’utilité des religions dans les démocraties. Des questions se soulèvent alors : Pourquoi l’égalité laisse apparaître le besoin de religion pour le maintien de celle-ci ? Pourquoi faut-il une entité supérieure au maintien de l’égalité ?

Après avoir démontré l’interdépendance entre la religion et les instincts démocratiques, Tocqueville s’intéresse à l’ambivalence de l’égalité. Elle apporte à la fois de « grands biens » aux hommes mais aussi des « instincts fort dangereux ». L’égalité pousse à l’individualisme, elle « tend à les isoler les uns des autres, pour porter chacun d’eux à ne s’occuper que de lui seul » ; or l’individualisme amène à « l’amour des jouissances matérielles ». L’adverbe « démesurément » souligne l’aspect négatif de cet amour, et montre l’excès dans lequel l’homme se trouve. Est-ce une manière de combler un vide ? vide spirituel ? Ne se préoccupant plus que de lui, l’homme ne pense guère au bien-être de tous, du plus grand nombre, il ne songe plus qu’à lui et trouve le réconfort dans ce qui le concerne individuellement c’est-à-dire son bien être, sa vie sur terre qui sont faits de biens matériels.
_ Cette dérive peut être enrayée par les religions, par la corrélation qui existe entre les religions et les instincts démocratiques. Les religions éloignent de l’individualisme et des jouissances matérielles. Tocqueville rappelle que toute religion place les désirs de l’homme dans le monde supérieur, c’est-à-dire le monde des idées, elle rapproche l’âme des essences et des vérités générales, et les éloigne des sens. Toute religion impose des devoirs envers les autres, elle oblige à une entraide, elle crée un lien entre les hommes, ce qui l’oblige à se soucier des autres et de se détourner « de temps à autre, de la contemplation » de soi-même.
_ Par la suite, l’auteur émet une distinction, s’il considère ces peuples comme des peuples religieux, il les oppose aux peuples démocratiques. Un peuple démocratique est-il un peuple sans religion ? Pour autant, il montre la nécessité d’allier les deux principes car les peuples religieux sont forts par le fait qu’ils s’éloignent de l’individualisme et du matérialisme. Il faut que les peuples gardent leur religion tout en devenant égaux. Mais pourquoi les peuples démocratiques ne peuvent-ils pas être des peuples religieux ?
Le thème controversé des religions amène Tocqueville à affirmer sa volonté d’objectivité religieuse : il ne se prononce pas sur l’action surnaturelle de Dieu pour faire émerger la croyance religieuse dans les hommes. Il se place d’ « un point de vue purement humain » ce qui traduit une volonté de rationalité, renforcée par sa propre interrogation ; il se demande par exemple comment les religions peuvent garder leur empire dans des pays démocratiques où la liberté et l’égalité dominent.

Ainsi, Tocqueville achève ce chapitre en analysant et en s’interrogeant sur la manière dont les religions s’affirment en démocratie et comment elles s’approprient les instincts démocratiques pour assurer leur existence et leur pouvoir.
_ Pour cela, l’auteur revient sur un des paradoxes énoncés : en « temps de lumière et d’égalité », on décèle une véritable difficulté pour les hommes à recevoir des croyances dogmatiques religieuses du fait de la mobilisation de l’esprit, de l’émergence d’idées, d’idéologies, de doutes. Pour autant, comme nous l’avons vu précédemment, les croyances religieuses sont nécessaires. La vivacité de l’esprit humain rend difficile l’impact des religions ; pour qu’elles s’imposent, les religions doivent s’en tenir à ce qui attrait à la religion et ne pas essayer d’étendre leur pouvoir sinon le doute prend place, on assiste à une perte de croyance. Elles doivent délimiter leur rôle sur l’esprit humain pour le laisser libre dans ce qui ne ressort pas des religions. L’auteur, en réaffirmant sa théorie, insiste sur la fragilité de l’existence des religions.

_ Par la suite, la démonstration évolue et apporte un nouvel élément par la comparaison des religions. Tout d’abord, le Coran propose à la fois une doctrine religieuse, politique, législative, sociétale, il s’étend même à la sphère scientifique. Au contraire, l’Evangile définit uniquement les rapports entre les hommes et Dieu, et la condition humaine. Il n’impose aucun enseignement, aucune idéologie, aucune doxa. Une religion comme le Coran qui impose tout un système ne peut trouver sa place dans des temps de lumière et d’égalité où l’homme tend à se suffire à lui-seul et à proposer ses propres idées en remettant en question ce qui l’entoure. L’Evangile peut trouver sa place car il offre les clés pour la vie en communauté, apprendre à se préoccuper de son prochain ; ce sont des doctrines qui relèvent de l’égalité, et parallèlement, elles laissent libre les êtres humains.
Il faut revenir sur cette notion d’égalité qui « porte les hommes à des idées très générales et très vastes », peut-on dire que l’égalité permet une expansion des intérêts des hommes ? Pour que la religion s’impose, il faut que ses doctrines religieuses soient en adéquation avec les idées qui circulent et qui sont véhiculées par une société égalitaire. De cette manière, les hommes étant « semblables et égaux », ils croient en un Dieu unique, qui accorde et exige la même chose à tous. L’égalité fait apparaître la notion d’unité dans l’esprit humain, ce qui explique la croyance en un seul Dieu : l’égalité sous entend l’unité du genre humain et donc l’existence d’un seul concepteur, une divinité à l’origine de tout.
_ La nécessité d’une cohérence entre la société et les idées qu’elle véhicule et les doctrines religieuses révèle un corollaire : l’organisation sociopolitique influe sur la nature des croyances religieuses. Pour démontrer cette influence nécessaire, Tocqueville établit une chronologie. A l’origine, « les hommes qui composaient cette multitude différaient les uns des autres », mais un point commun créait leur unité : ils obéissaient tous aux mêmes lois et formaient un groupe uniforme autour du roi qui détenait toute la puissance. La répétition de l’adverbe intensif « si » met en évidence la faiblesse qui constitue leur unité et leur égalité fasse au roi. Par ce rappel, l’auteur détermine les conditions qui permettent aux religions de s’imposer. En effet, les hommes étaient aptes à recevoir les « idées générales » du Christianisme ; leurs esprits étaient prédisposés par le fait qu’ils étaient tous tournés vers la même chose avec une même faiblesse qui les poussait à s’en remettre à une autorité.
Pour étayer son propos, Tocqueville soumet un deuxième exemple, la destruction de l’Empire, qu’il considère comme une « contre-épreuve » pour les religions. ». Les hommes ne se trouvent alors plus sous le joug d’un seul, les états sont dispersés, on observe un retour à « l’individualité première » des nations. Chaque nation a perdu son unité, la société s’est organisée à l’intérieur. La division représente le trait commun de toutes ces nations. Comment les religions peuvent-elles s’imposer de la même manière dans un contexte sociétal hétérogène ? Le christianisme, tout en gardant les idées générales qu’il avait inculqué aux hommes, s’est adapté à eux, à leurs dispositions pour les recevoir, à leur organisation ; Les hommes croient toujours en un seul Dieu mais pensent pouvoir « obtenir quelque privilège à part et se créer des protecteurs particuliers auprès du souverain maitre », d’où l’apparition d’agents secondaires. Cette disposition des hommes s’explique-t-elle par une peur de la nouveauté ? Ressentent-ils le besoin d’être protéger face à l’hostilité que peut représenter la multitude ? Le besoin d’être rassurer car livré à eux-mêmes ?
L’auteur prévient une mauvaise interprétation qui peut être réalisée ; la multiplication des agents secondaires ne signifie pas une tendance polythéiste, le seul culte des êtres humains est pour le Créateur. L’emploi du superlatif renforce cette disposition égalitaire et unitaire ; Plus les sociétés tendent vers une unité, plus l’esprit humain formule l’idée d’un être unique qui est égal et juste avec tous. « dispensant également et de la même manière les mêmes lois à chaque homme. ».
_ Néanmoins, la disposition favorable de l’esprit humain ne suffit pas pour que les religions s’imposent. Comme évoqué précédemment, les religions doivent s’adapter à l’esprit humain. En effet, « rien ne révolte plus l’esprit humain dans les temps d’égalité que l’idée de se soumettre à des formes », les hommes ne s’attachent pas au détail du culte, aux figures, ils remettent en question tout ce qui leur est imposé et considèrent qu’on essaie par « des artifices puérils » de leur cacher la vérité. Cela implique que la religion se borne à ce qui attrait à la religion et n’étende pas son influence sur les « pratiques extérieures ». Mais comment la religion peut-elle s’adapter ? Les doctrines religieuses peuvent-elles être modifiées ?
En réalité, l’adaptation de la religion passe par une mise en scène. Pour qu’elle soit acceptée, les autorités supérieures entreprennent une réflexion sur l’aspect extérieur de la religion pour attirer et non repousser les hommes qui se méfient de tout Les instances supérieures créent des formes pour appréhender la liberté de l’esprit humain et l’orienter vers des « vérités abstraites », vérités qu’il « embrasse avec ardeur ». Doit-on parler d’une manipulation de l’esprit humain pour parvenir à ses fins ? Est-ce une réelle adaptation de la religion à la société ou bien doit-on parler d’une mystification ? Les hommes sont-ils dupes ?
Tocqueville apporte des éléments de réponses, cette mystification n’est pas sans danger pour l’existence même des religions, c’est pourquoi les pratiques extérieures doivent être restreintes pour assurer « la perpétuité de dogme ». En effet, l’accumulation excessive de formes émane « d’une troupe de zélateurs passionnés au milieu d’une foule d’incrédules ». Les religions s’attachent donc à ne garder que les pratiques extérieures indispensables, celles qui sont inhérentes au fond – « le culte n’est que la forme ». Mais cela suffit-il à convaincre les hommes ? Les religions parviennent-elles à s’imposer dans les esprits libres des temps démocratiques ?
L’auteur rapporte les objections de certains à sa démonstration ; selon eux, les religions ont pour objet des « vérités générales et éternelles » qui s’opposent clairement aux « instincts mobiles » des hommes, à l’origine des difficultés pour les religions de garder le « caractère de la certitude » aux yeux des hommes. Tocqueville démonte l’argument de ses opposants en apportant une nuance majeure selon lui : Il faut distinguer les « opinions principales qui constituent une croyance », les « articles de foi », c’est-à-dire le dogme, et les « notions accessoires qui s’y rattachent ». En démocratie, l’esprit humain est « habitué au spectacle mouvant des choses humaines », il souffre d’être fixé. Si les religions doivent tenir leurs positions en ce qui concerne le dogme, pour ce qui est des choses extérieures est secondaires, elles doivent suivre le mouvement de l’esprit humain pour ne pas périr et faire périr les opinions principales. Si les religions s’accommodent à l’esprit humain, ont-elles tout de même une influence sur celui-ci ? Qu’apportent-elles aux humains ? Finalement, dans quelle mesure parviennent-elles à créer la cohérence d’une société ?
Tocqueville achève sa démonstration en analysant un dernier instinct démocratique sur lequel les religions se doivent d’intervenir pour le régulariser et prévenir des dérives du libéralisme. En effet, l’égalité fait naître des passions qu’on retrouve chez tous les hommes, et une en particulier : « l’amour du bien-être ». La comparaison de cet amour comme « le trait saillant et indélébile des âges démocratiques » souligne l’inhérence de l’amour du bien être aux sociétés démocratiques ; cette passion serait un des supports de la démocratie. Eloigne-t-elle l’homme des religions et des vérités générales ? Comment les religions peuvent-elles agir sur cet instinct ? Est-il dangereux pour la démocratie et le libéralisme ?
La religion voit son action réduite face à cette « passion mère » : la contrainte que pourrait imposer la religion de contempler uniquement les autres plutôt que de contempler ses biens se réduirait à la fuite des âmes qui ne se plongeraient plus que dans les « jouissances matérielles et présentes » - une tentative de destruction par la religion aboutirait donc à la destruction de la religion elle-même. Mais la religion n’offre-t-elle pas de bonheur présent ? Précédemment l’auteur a montré la volonté des religions de participer au bonheur des hommes sur terre, mais ce en leur apportant les vérités générales nécessaires à la cohésion d’une société démocratique ; la religion promeut un bonheur immatériel fait d’idées. C’est un appel aux essences et non aux sens.
Or l’instinct d’amour du bien-être matériel est qualifié par l’excès comme le suggère la répétition de l’adverbe « trop ». La religion ne doit pas empêcher les jouissances matérielles, mais son rôle est de tempérer cette passion et d’inciter les hommes à acquérir leurs biens matériels par des « moyens honnêtes ».
_ Pour finir, Tocqueville fait l’éloge de la religion en Amérique qui a su trouver sa place face à l’opinion publique. Il rappelle qu’en démocratie, plus les hommes sont semblables et égaux, plus l’opinion publique devient puissante. L’emploi de superlatifs et de l’adverbe intensif « si » souligne la puissance de l’opinion commune qui s’oppose à la vulnérabilité de la religion qui ne doit pas inutilement « heurter […] les idées généralement admises, et les intérêts permanents qui règne dans la masse ». Cependant, l’auteur note qu’en démocratie, il faut, s’en être contraire au dogme non pas plaire au plus fort mais à la majorité, au plus grand nombre, c’est-à-dire au peuple. Il démontre ainsi que les prêtres règnent en ce qui concerne la religion, ils ont le pouvoir, conduisent l’intelligence selon le dogme, les idées générales fixes, mais en dehors, ils laissent l’esprit humain libre et indépendant, soumis aux instabilités. Tocqueville effectue une apologie de la religion en Amérique qu’il décline à travers l’enchaînement de superlatifs et de négations exceptives. Les séries d’antithèses démontrent la particularité des prêtes américains qui recherchent l’alliance entre démocratie et religion.
Pour répondre aux attentes de l’esprit humain démocratique, ils n’essaient pas de l’attirer dans la réflexion sur la vie future, ils s’attachent aux soins du présent. « ils semblent considérer les biens du monde comme des objets importants, quoique secondaires ». Les prêtres s’intéressent à l’évolution de la vie sur terre, sans pour autant y participer, ils admirent même. S’il laisse les hommes trouver leur bien être dans le monde, ils montrent tout de même aux fidèles l’importance de se préoccuper de l’autre monde : on relève l’opposition entre crainte et espérances. La dernière opposition entre « monde » et « autre monde » révèle en réalité la volonté des prêtres non pas d’accroitre l’opposition mais de s’attacher à trouver le point de liaison pour attirer l’attention du fidèle.
Finalement, Tocqueville révèle, à travers la mise en évidence de l’excès par les superlatifs, le dessein de la religion vis-à-vis des instincts démocratiques : un combat contre « l’esprit d’indépendance individuelle ». Et pour vaincre, la religion doit appréhender les instincts démocratiques, se les approprier pour prévenir les dérives du libéralisme, comme l’individualisme et les jouissances matérielles.